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L'empire des droits de propriété intellectuelle

L'empire des droits de propriété intellectuelle

Le mouvement dominant reste celui du « tout protéger », au risque de tout scléroser, des parfums jusqu'aux recettes de cuisine.

Le 13 novembre 2018, la Cour de justice de l’Union européenne s’est penchée sur une demande de protection d’une saveur par le droit d’auteur, qui peut faire sourire, mais révèle les tentatives hégémoniques de dévoyer un mécanisme et une philosophie pensée originellement, au XVIIIème siècle, pour aider la culture et ceux qui la font vivre.

Le secteur du livre est ainsi, à la fois demandeur de protection pour ses créations et innovations, mais est en permanence assailli par les requêtes des nouveaux propriétaires prompts à facturer aux éditeurs telle parole de chanson reproduite dans un roman, tel détail d’un bâtiment d’architecte reproduit dans un guide touristique, etc.

En décembre 2018, les magistrats européens ont rejeté la tentative judiciaire du lobby de l’alimentaire, car ils ont estimé que la notion d’ « œuvre », prise au sens des directives européennes sur la propriété littéraire et artistique, « implique nécessairement une expression de l’objet de la protection au titre du droit d’auteur qui le rende identifiable avec suffisamment de précision et d’objectivité. » 

Or, l’identification de la saveur d’un produit comestible « repose essentiellement sur des sensations et des expériences gustatives qui sont subjectives et variables puisqu’elles dépendent, notamment, de facteurs liés à la personne qui goûte le produit concerné »

On comprend bien les enjeux économiques colossaux que peuvent révéler de telles procédures, qui rappellent aux spécialistes celles des industriels du parfum qui sont montés sans relâche à l’assaut, jusqu’à un arrêt capital de la Cour de cassation française, rendu en décembre 2013 ayant refroidi leurs ardeurs de protection par le droit d’auteur.

Tout est protégeable (et protégé)

Car il faut rappeler que toutes les formes de créations techniques, industrielles, artistiques, récréatives sont aujourd’hui protégeables ; et tout est protégé. Il existe pour cela plusieurs catégories juridiques, que l’on réunit sous l’intitulé générique de « droits de la propriété intellectuelle. » 

D’un côté, le droit d’auteur, aussi appelé « droit de la propriété littéraire et artistique », même s’il a toujours visé un cadre bien plus large que les beaux-arts et la littérature. Il avait initialement vocation à régenter, comme son nom l’indique, le droit des… auteurs. Les exégètes patentés font remonter à des arrêtés royaux de 1777 la genèse de cette innovation juridique qui a permis, pour la première fois, aux créateurs de bénéficier de privilèges semblables à ceux qui étaient d'ores et déjà accordés aux éditeurs. Par la suite, le législateur révolutionnaire est intervenu. Et, au gré des réformes, qui ont toutes conservé le socle de départ, la France a fini par se doter, en 1992, d’un « Code de la propriété intellectuelle », s’ouvrant sur le droit des auteurs. Le code comporte, dès son sixième article, la liste des œuvres de l’esprit considérées d’emblée comme protégeables. 

Cette recension peut parfois faire sourire puisque, aux côtés des livres, des compositions musicales ou des illustrations, s’entremêlent les sermons, les numéros et tours de cirque, les pantomimes, les cartes géographiques, les logiciels - ou encore les délicieusement surannées « créations des industries saisonnières de l’habillement et de la parure » (ce qui, en langage courant, s’appelle la mode…) Les anthologies, les traductions ou encore les titres des œuvres ont droit à leur propre article du code.

Mais cet inventaire, quoique parfois inattendu, est incomplet. La loi et la jurisprudence encouragent l’hégémonie galopante du droit d’auteur : c’est ainsi que la mise en scène, le tatouage et la chorégraphie sont parmi tant d’autres, et malgré leur absence dans les textes législatifs, bel et bien admis par les magistrats à générer des droits d’auteur. 

Les personnages, examinés en justice sous toutes les coutures, incarnent à eux seuls un bien bel aperçu des enjeux juridiques de la création. 

Nuance subtile

Le tout-copyright ne s’arrête pas là. En parallèle de la propriété littéraire et artistique, coexiste un vaste pêle-mêle dénommé propriété industrielle. La nuance est subtile. Car, comme son nom l’indique, il ne s’agit plus de créations inspirées par la muse. La propriété industrielle concerne non plus les œuvres d’auteurs et les interprétations d’artistes, mais bel et (très) bien les marques, les brevets, les obtentions végétales, les appellations d’origine, les indications de provenance, les dessins et modèles ainsi que la désuète catégorie appelée « topographie des semi-conducteurs »…

En bref, retenons que le droit des marques concerne aussi bien des formules que des logos ou de purs graphismes. Le droit de dessins et modèles remonterait à Colbert et à la rationalisation des manufactures de tapisseries. Il s’applique aujourd’hui aux créations en deux ou trois dimensions. L’industrie de la mode en est désormais grande consommatrice et dépose ses collections de robes, ses modèles de maroquinerie, ses imprimés, etc. Les brevets couvrent aussi bien des machines complexes que des formules pharmaceutiques. Quant aux « obtentions végétales », il peut s’agir aussi bien du dernier rosier tendance que d’une semence de riz OGM. 

Les critères d’admission à la protection sont tous distincts au sein de la propriété intellectuelle. La différence la plus importante étant que les droits de propriété industrielle nécessitent l’accomplissement de formalités (enregistrement auprès d’un institut d’État, payement d’une dîme, etc.), alors que le droit d’auteur n’en exige aucune… 

Ce dernier est donc en apparence plus souple, car c’est le tribunal, et non un organisme, qui va jauger du degré de protection. En contrepartie, l’incertitude règne, chacun affirmant posséder des droits… jusqu’au procès qui en décidera vraiment.

Cumul des droits

C’est pourquoi les cumulards abondent, qui, pour la même création, revendiquent un droit d’auteur, mais déposent aussi une marque ou enregistrent également en « dessin et modèle »… 

Les personnages sont couverts automatiquement par le droit d’auteur. Mais le dépôt du personnage en tant que marque est également possible. Cette technique se révèle intéressante à très long terme pour les éditeurs ou les producteurs dans les cas où le personnage risque de tomber dans le domaine public. Le droit des marques possède en effet l’immense intérêt d’assurer une protection éternelle, sans risque de domaine public, pourvu que les dépôts soient renouvelés en temps et en heure… 

Certaines catégories juridiques sont en revanche exclusives les unes des autres. Le débat est ainsi permanent à propos des logiciels, rangés originellement, et surtout en Europe, dans la branche du droit d’auteur et qui ne peuvent donc être brevetés. Certains plaident pour une modification du régime juridique, de façon à consolider leurs droits. Les autres s’accommodent d’un mécanisme moins contraignant et qui laisse la part belle aux tenants du copyleft, cette autre façon de considérer la propriété intellectuelle.

Ces dernières années, le renforcement intensif du droit à l’image, c’est-à-dire non pas le droit de l’auteur d’une image mais celui que possède son sujet, est entré en pleine action, a compliqué encore le schéma.

Conséquence : les professionnels de la culture, de la communication et de la science ont sombré les premiers dans une véritable schizophrénie juridique. Ils sont aussi prompts à s’indigner des autorisations à requérir, des contrats à conclure, des redevances à payer, des précautions à prendre, qu’à diligenter des rames entières de ce papier bleu qui permet de tenir à distance une concurrence de plus en plus rapprochée… Quoi qu’il en soit, le mouvement dominant reste celui du « tout protéger », au risque de tout scléroser.

En dépit du récent arrêt européen sur les saveurs, tous les observateurs parient depuis quelques années sur la prochaine protection, par la jurisprudence, des recettes de cuisine. Le marché, du plat surgelé estampillé par un grand chef en passant par la labellisation de la restauration collective en entreprise ou à l’école, le laisse présumer. 

Ce ne serait qu’un juste retour des choses. N’enseigne-t-on pas aux étudiants en propriété intellectuelle que la première trace de revendication d’un copyright par l’Homme est incarnée par une tablette sumérienne relative à… la confection d’un mets ayant a priori déjà aiguisé toutes sortes d’appétits ?
 
 
 
 
 
 

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