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NFT, un nouveau marché pour le livre ?

illustration davi aGusto - Photo Colagene

NFT, un nouveau marché pour le livre ?

Enchères spectaculaires dans le monde de l'art et du jeu vidéo, ventes records dans la musique, les non-fungible token (jetons non fongibles) des certificats d'authenticité appliqués à des fichiers numériques, bousculent l'industrie de la culture. Et si les NFT ouvraient un nouveau marché pour le livre ? Entre expérimentations d'auteurs et inquiétudes de la chaîne du livre, radiographie d'une technologie à haut potentiel.

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Par Marine Durand
Créé le 07.01.2022 à 10h30

Qu'ont en commun le rappeur Booba, le réalisateur Gus Van Sant, l'auteur de comics Frank Miller et le FC Nantes ? Au cours des six derniers mois, tous se sont lancés sur le marché des NFT. À cette liste prestigieuse s'ajoutera bientôt le nom de Laurent Gayard, enseignant-chercheur en sciences politiques et auteur de plusieurs ouvrages sur le darknet et les cryptomonnaies. Car le 6 janvier, en même temps que paraîtra chez Slatkine & Cie Comprendre les NFT, son nouvel essai, cinq à dix non-fungible token de l'ouvrage seront mis à disposition du public. « Une première en France », assure son éditeur, Louis Bovet. Qui s'empresse d'insister sur le caractère « expérimental, et non commercial » de l'opération.

Depuis qu'un NFT de l'artiste numérique américain Beeple s'est arraché en ethers (l'unité de compte sur la blockchain Ethereum) pour l'équivalent de 69,3 millions de dollars, le 11 mars dernier chez Christie's, le monde de l'art et de la culture s'emballe pour ces jetons numériques cryptés. Même Laurent Gayard le reconnaît, il n'est pas aisé de se représenter un NFT. « C'est un certificat de propriété numérique, attaché à une œuvre et enregistré sur une blockchain », la technologie sur laquelle reposent par exemple les bitcoins. Mais à la différence d'un bitcoin, qui peut être échangé contre n'importe quel autre bitcoin, un NFT est unique, traçable et authentifié. « Si je vous prête cinq euros et que vous me rendez cinq euros, peu importe qu'il s'agisse du même billet. Mais si je vous prête un Picasso, je m'attends à ce que vous me rendiez un Picasso », décrit, pédagogue, le spécialiste.
 


Un tweet, un clip, un Gif, une image, un son, un texte au format ePub, voire une parcelle de terrain dans un monde virtuel, tout fichier numérique peut potentiellement être transformé (minté, dit-on dans le jargon) en NFT, puis mis en vente, à prix fixe ou aux enchères, sur l'une des plateformes dédiées, OpenSea ou Rarible pour ne citer que les plus connues. C'est ainsi que l'on a vu fleurir les ventes d'abord dans le milieu de l'art - « avec la pandémie, les portes des salles de ventes se sont fermées et les NFT se sont imposés comme un nouveau mode de commercialisation », précise Laurent Gayard - puis du jeu vidéo, du luxe, du sport ou plus récemment de la musique, associées à des sommes mirobolantes. 290 000 dollars pour la carte crypto du joueur de foot Cristiano Ronaldo sur le jeu en ligne Sorare ; près de 2 millions de dollars pour l'album en NFT du groupe de rock américain Kings of Leon ; plus de 5 millions de dollars pour les neuf pièces de couture numériques proposées par Dolce & Gabbana ; auxquelles s'ajoutent des dizaines de milliers de transactions moins médiatisées, permettant aux acheteurs de constituer des collections numériques, ou de spéculer. « Pour des artistes numériques cela a un vrai intérêt, car les NFT sécurisent des œuvres que l'on pouvait voler d'un simple copier-coller », détaille encore Laurent Gayard. « Et dans l'édition, cela peut représenter une nouvelle manière pour les auteurs de publier des livres, et de se rémunérer. » Des NFT dans le milieu du livre, vraiment ?

Les NFT au secours des auteurs

Jusqu'à présent, les ventes de NFT tirés de livres rendues publiques se comptent sur les doigts d'une main. En mars, le dessinateur argentin José Delbo, qui a longtemps œuvré chez DC Comics et Marvel, a vendu en collaboration avec le duo italien Hackatao les 7 pièces de la collection « Heroines », des images animées du personnage de Wonder Woman, pour un montant de 1,8 million de dollars, reversés à une association. Frank Miller lui a emboîté le pas en octobre. Le père d'Elektra, dans Daredevil, ou du Batman sombre et torturé de The Dark Knight, a empoché 840 000 dollars en cédant une planche inédite de Sin City baptisée I Love You, Nancy Callahan.

Outre-Atlantique, même des auteurs peu connus, comme le romancier Blake Butler, ont trouvé des acheteurs pour des sommes non négligeables, rapporte le site spécialisé Literary Hub. Alors que Decade, un manuscrit jamais publié, dormait depuis treize ans dans son ordinateur, l'auteur de 42 ans a réalisé un Gif de son document Word, l'a associé au PDF du texte inédit, et l'a vendu pour 5 ethers, valorisé alors à 7 500 dollars. « Bien plus que ce que Butler avait pu retirer des ventes de plusieurs de ses livres », pointe Literary Hub.

En France, les initiatives d'auteurs sont plus rares encore. Mais prometteuses, pour l'écrivain et blogueur Thierry Crouzet, auteur notamment de thrillers chez Bragelonne et Fayard. Ingénieur de formation et passionné par les nouvelles technologies, il a mis en vente au mois d'août son blog en NFT, sous la forme d'un immense fichier PDF de 5 mètres sur 5 mètres mêlant texte et image. Son objet numérique non identifié est proposé à l'achat pendant six jours, sans prix plancher, sur la plateforme Mintable. « C'était davantage une forme de jeu, pour moi qui aime bien bricoler des choses, et je n'ai jamais imaginé que ça allait se vendre », raconte-t-il début décembre. En quelques heures pourtant, un acquéreur conclut la vente, pour un montant de 150 euros. De quoi lui donner envie de passer à l'étape suivante, en proposant « avant Noël » un NFT à un seul exemplaire des Silencieux, un roman jamais publié, pour un prix approchant les 2 000 euros. Sur le même modèle que Blake Butler, donc. « C'est une logique un peu tordue consistant à raréfier ce qui pourrait être abondant. Je ne le fais pas pour l'argent, mais si j'en gagne, je ne cracherai pas dessus », note l'écrivain, tout en soulignant le potentiel des NFT pour des auteurs plus célèbres : « Si Amélie Nothomb ressort de ses tiroirs un inédit qu'elle vend aux enchères en NFT, je suis certain qu'elle peut gagner bien plus qu'avec ses ventes traditionnelles. S'il y avait un marché, et des collectionneurs de textes, cela ouvrirait de nombreuses portes créatives pour les auteurs, et un nouveau type de rémunération. »

 

Un marché incertain

C'est bien là toute la question, pour la chaîne du livre. Y a-t-il un marché pour ces œuvres numériques ? Oui, pour Laurent Gayard, qui imagine bien à terme des sorties coordonnées livre papier, livre numérique, et série limitée numérotée en NFT. Pas vraiment, pour Éric Marbeau, directeur commercial numérique de Madrigall. « Ce n'est pas quelque chose que l'on explore aujourd'hui au sein du groupe, et j'ai l'impression que cela correspond surtout à un marché spéculatif, dans lequel je ne reconnais pas l'édition. Mais nous en aurions les capacités : la technologie permettant de livrer un fichier digital sécurisé et de garder sur un serveur une trace des droits ainsi acquis existe déjà, dans le cas du Prêt Numérique en Bibliothèques, ou sur d'autres transactions réalisées depuis Eden Livres », la plateforme de distribution de livres numériques développée par Actes Sud, La Martinière et Madrigall, rappelle-t-il. Vincent Piccolo, ancien responsable du développement numérique de La Martinière et du Seuil et fondateur de la société Art Book Magazine, qui développe des services numériques pour l'édition, la culture et le luxe, se fait lui un peu plus enthousiaste : « On voit des choses intéressantes qui se développent dans le paysage, à l'image de la plateforme Édith & Nous, qui utilise la blockchain pour protéger les manuscrits envoyés aux maisons d'édition. Et grâce aux NFT, on pourrait imaginer un système de prêt interpersonnel de livres numériques. »

Mais de l'avis du chef d'entreprise, la révolution NFT n'est pas imminente dans l'industrie du livre : « L'édition est rarement la première à s'emparer des avancées technologiques, et je ne vois pas du tout de développement de masse à court terme, notamment parce que le livre numérique n'est pas assez développé chez nous. » Laurent Gayard relève, lui, un autre frein à la démocratisation des fameux jetons : « Pour un éditeur, une technologie qui supprime les intermédiaires cela peut être inquiétant. » « Je ne vois pas les NFT comme une menace, répond son éditeur, Louis Bovet. Mais nous devons trouver une façon d'intégrer les libraires, pour que ça ne devienne pas un système de ventes directes, hors de toute chaîne du livre. »

Une entreprise du livre, pourtant, y croit, et a décidé de miser pleinement sur les NFT. Le diffuseur allemand de livres audio et numériques Bookwire a lancé le 17 novembre sa plateforme de vente de NFT dédiés aux livres, Creatokia. Dans une conversation avec l'autrice et podcasteuse américaine Joanna Penn, les fondateurs de Bookwire, Jens Klingelhöfer et John Ruhrmann, précisent leur projet : « Nous misons sur le fait que les éditeurs, les auteurs, les créateurs vont se mettre à créer des NFT. Et que le NFT sera un passeport vers quelque chose d'autre, comme le fait d'avoir une discussion privée avec l'auteur sur le réseau social Discord. »

Les deux chefs d'entreprise parient aussi sur l'évolution de nos usages, en tant que consommateurs : « Il s'agira de posséder un objet qui signifie quelque chose pour vous, et peu importe qu'il s'agisse d'un article physique ou numérique », et insistent sur un dernier avantage offert aux auteurs par la blockchain : la possibilité de configurer un NFT de façon qu'à chaque revente, l'auteur en touche un pourcentage.Avant de représenter, pour les écrivains de demain, une nouvelle source de revenus, encore faut-il que les NFT ne leur coûtent pas d'argent. Comme le fait remarquer Laurent Gayard, les frais de création et de transaction, sur certaines blockchains déjà saturées, peuvent être importants. « J'ai fait le test, pour publier sur Rarible une petite nouvelle de cinq pages en 100 exemplaires NFT, cela me coûterait autour de 65 dollars, indique-t-il. À l'avenir, l'un des enjeux sera de réguler ces frais. »

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