Livres Hebdo : L’essor récent des intelligences artificielles bouleverse les métiers de la création. À la Ligue des auteurs professionnels, vous défendez l’idée d’une meilleure protection des droits des créateurs…
Stéphanie Le Cam : Nous ne sommes pas hostiles par principe aux IA, mais nous constatons que ces technologies utilisent des œuvres protégées au titre du droit d’auteur et qu’elles génèrent des « créations » qui viennent en concurrence du travail des auteurs, en générant des distorsions de marché et en provoquant des baisses d’activité pour ces mêmes auteurs, en particulier dans le domaine de l’illustration. Nous appelons donc les pouvoirs publics à se positionner franchement pour imposer aux développeurs d’IA une obligation de transparence de leurs bases de données et de garantir le respect de la propriété intellectuelle. La réglementation doit être renforcée afin que les algorithmes soient entraînés sur des contenus libres de droits ou faisant l’objet d’une autorisation de leurs détenteurs de droits.
Le problème majeur est qu’aujourd’hui il n’existe pas de transparence sur les bases de données qui nourrissent les IA génératives de contenus. Et la directive 2019-790 sur le droit d’auteur dans le marché unique numérique offre un contexte très favorable aux développeurs d’IA puisqu’elle reconnaît une exception au droit d’auteur et leur permet de faire des « fouilles de textes et de données » y compris concernant des contenus protégés, en les dispensant d’obtenir une autorisation préalable des titulaires de droits. Au moment de son adoption, cette nouvelle exception semblait surtout poursuivre un objectif de recherche scientifique et n’avait donc pas suscité de controverses particulières. Or, en reconnaissant le bénéfice de l’exception à toutes personnes privées ou publiques quelle que soit la finalité de la fouille, la directive a ouvert une voie plus large. Depuis, les IA génératives sont arrivées et le contexte n’est plus du tout le même.
La directive de 2019 pose aussi le principe de l’opt-out selon lequel une fouille de données n’est pas possible si le détenteur de droits s’y oppose expressément. N’est-ce pas un motif de satisfaction ?
En partie seulement, car cela donne l’illusion que l’auteur est maître de l’usage qui est fait de ses œuvres. Il y a un élément de contexte à rappeler : quand ce principe a été pensé en 2019, les négociateurs ne savaient pas ce qu’il serait possible de faire naître de cette exception. Et beaucoup de commentateurs ont pu dire que l’exception n’était pas vigoureuse puisqu'elle céderait sitôt que l'ayant droit exprimerait son opposition. Or, c’est très théorique, car en pratique l’opt-out pose beaucoup de questions. On se demande d’abord qui peut faire opt-out. La directive vise les titulaires de droits, à savoir les auteurs, ou les éditeurs si les auteurs ont pleinement cédé leurs droits, mais l’ordonnance de 2021 qui la transpose en droit français ne vise que les seuls auteurs... À la Ligue, nous sommes favorables à une interprétation large : auteurs et éditeurs doivent indiquer expressément qu’ils s’opposent à ce qu’une œuvre fasse l’objet d’une fouille. Mais le problème est que cette opposition implique une veille constante, car un oubli rend caducs tous les efforts préalables fournis par les autres. Du reste, rien ne nous assure que les propriétaires de bases de données honorent toutes les demandes d’opt-out.
« Les IA ont pris beaucoup d'avance et progressent de jour en jour »
À vous entendre, la directive de 2019 est obsolète ?
Oui, selon nous, elle mérite d’être réformée sur ce point, mais ce n’est pas l’avis de tout le monde. Thierry Breton a récemment déclaré au nom de la Commission européenne que l’équilibre était parfaitement atteint entre les titulaires de droits et les générateurs d’IA puisque les nouvelles règles permettent aux titulaires de refuser que leurs contenus soient utilisés pour l’exploration de textes et de données. Or, l’opt-out n’est pas simple à mettre en œuvre ni à faire respecter. Ces questions sont au cœur de nos échanges avec le SNE, qui communique auprès de ses membres pour qu’il y ait le plus d’opt-out possible exercés par les détenteurs de droits. Beaucoup de titulaires ignorent encore ce qu’ils peuvent faire concrètement, et en attendant de les sensibiliser tous, les IA ont pris beaucoup d’avance et progressent de jour en jour.
Auteurs et éditeurs se sont beaucoup affrontés sur la question du statut des auteurs. Pourraient-ils cette fois faire front commun afin de défendre les droits protégés au titre de la propriété intellectuelle ?
Il est exact que sur certains points, nous avons des intérêts divergents. Mais la défense de la propriété intellectuelle intéresse aussi bien les auteurs que les éditeurs. Dès octobre, nous avons entamé des discussions avec certains membres du SNE et nous avons organisé un colloque en décembre sur la question des IA génératives. Le 4 janvier, nous étions en réunion de travail commune avec le bureau du SNE. Depuis, nous échangeons très régulièrement, c’est un sujet qui nous mobilise conjointement.
L’irruption des IA va-t-elle contraindre le droit européen à évoluer ?
Il y a déjà un règlement IA Act en cours de finalisation. Mais c’est un texte large, qui dépasse les seuls enjeux du livre. Il n’est pas certain, par exemple, qu’il fera mention des problématiques liées à la propriété intellectuelle. Nous percevrions une telle absence comme un mauvais signal pour les acteurs du livre et une incitation au laisser-faire pour les IA.
À défaut d’une réglementation difficile à faire respecter, peut-on imaginer une taxation des plateformes d’IA sur le même modèle que la copie privée ?
Cette solution est présentée comme une voie probable par certains organismes de gestion collective. Mais elle reviendrait aussi à admettre que le droit d’auteur a échoué à être efficace individuellement. Ceux qui reçoivent des rétributions intéressantes au titre de la copie privée sont déjà ceux qui gagnent le plus en tant qu’auteurs. Un tel mécanisme ne serait pas garant d’un équilibre entre les précaires et les auteurs à succès. Je ne vois pas comment, concrètement, une compensation financière au rabais suffira à réparer les préjudices portés indûment aux intérêts légitimes des auteurs les plus précaires.