Intelligences artificielles : quand toute la chaîne du livre s'interroge
ChatGPT, Bard ou encore Ernie Bot. Les géants du Web lancent tour à tour de nouvelles intelligences artificielles, suscitant enthousiasme comme inquiétude, et ce jusque dans le monde de l’édition. Ces nouveaux outils pourraient-ils un jour se substituer aux auteurs, illustrateurs ou bibliothécaires ?
Par
Elodie Carreira Créé le
12.02.2023
à 18h00, Mis à jour le 19.02.2023 à 23h20
Reconnaissance vocale et visuelle, simulation de conversation, production de texte, … les talents des intelligences artificielles récemment intégrées aux navigateurs Bing (ChatGPT), Google (Bard) ou Baidu (Ernie Bot, Chine), interrogent, voire inquiètent, le monde du livre. Illustrateurs, auteurs, éditeurs, traducteurs, ou encore bibliothécaires craignent que ces outils ne dégradent le processus créatif, piétinent les droits d’auteur ou même remplacent leurs professions.
Alors que Media Participations s'est emparé du logiciel Geo Comix dédié à l’illustration, pour « gagner du temps » et « servir la chaîne du livre », les éditions Michel Lafon avaient semé le trouble en décembre dernier en publiant Poster Girl de Veronica Roth, livre dont la couverture illustrée était signée par l’intelligence artificielle « Midjourney ». Mécontents, les illustrateurs avaient dénoncé sur la toile une « concurrence déloyale ». Point que soulève aussi la Ligue des auteurs professionnels. A l’occasion du colloque Pop culture « Intelligence artificielle et BD — Des hauts et des bas », le 25 janvier dernier, Stéphanie Le Cam, directrice générale de la ligue ainsi que son fondateur Denis Bajram et Caroline Le Goffic, professeur universitaire à Lille, ont émis de nombreuses réserves quant à l’utilisation de l’IA dans le milieu de la bande dessinée.
« Les mauvaises conditions poussent au crime technologique », dénonce Denis Bajram. Les difficultés économiques rencontrées par les dessinateurs pourraient, en effet, les pousser à recourir à des algorithmes intelligents pour « fournir plus » et peut-être même « accepter des prix plus bas ». Provoquant, in fine, « une chute des prix, y compris pour les illustrateurs traditionnels », en plus de menacer le processus de création.
La création menacée
Les tentatives de simplification et d'accélération de la création par des intelligences artificielles se sont multipliées ces dernières années. L’éditrice américaine Jodie Archer et le chercheur Matthew L.Jockersauraient ainsi percé à jour le secret d’un best-seller, grâce à une panoplie d’algorithmes savants. La société lyonnaise Genario, elle, saperait d’un revers de code le syndrome de la page blanche, en puisant l’inspiration d’une bonne intrigue dans les caractéristiques communes d’un chef d'œuvre littéraire.
D’autres sont allés plus loin, transformant ces cyber-outils en rédacteurs de livres. « Lassés par les livres écrits par des auteurs ? Essayez Booksbay.AI », lancent Andreas Refsgaard et Mikkel Thybo Loose, les créateurs danois de cette librairie SF spéciale IA. Au menu, une dizaine d’ouvrages aux couvertures brouillons, aux intrigues incompréhensibles mais approuvées par des commentaires générés eux aussi par… des IA.
Au même exercice, le prototype de Toshihiro Sato, The Day A Computer Wrote A Novel, aurait livré un ouvrage dont Numerama avait vanté la « qualité ». De son côté, le mangaka Rootport a confié, en août 2022 sur Twitter, avoir utilisé l’IA Midjourney pour accoucher de Cyberpunk Momotarô, qui sera publié par Bunch Comics le 9 mars prochain.
Pour Jonathan Seror, juriste de l'ATLF (Association des traducteurs littéraires en France) et membre de l’AFPIDA (Association française de protection internationale du droit d’auteur), ces créations dépassent l'entendement : « Imaginez-vous avec du Marvel à n’en plus finir ! L’IA n’est pas une intelligence. C’est un modèle d’apprentissage qui reproduit sans réfléchir et sans se soucier des droits d’auteurs qui protègent les contenus qu’elle consulte ».
Du côté des libraires et des traducteurs, les craintes reposent aussi sur un remplacement de l’action humaine. Et pour cause : en s’appuyant sur le modèle d’apprentissage Deepl, la start-up française Qantmetry a traduit un ouvrage scientifique de 800 pages. Une fois le texte brut traduit par une intelligence artificielle - phase de « pré-édition » - celui-ci est récupéré par un traducteur littéraire, chargé de faire un travail de post-édition. Un travail « fastidieux, sans plaisir littéraire, puisque la solution proposée par la machine n’est pas publiable », selon Jonathan Secor. Le juriste redoute aussi que les éditeurs faisant usage de la traduction automatique sous-évaluent les traducteurs, les réduisant au statut de correcteurs.
Même si la pratique serait peu répandue dans le milieu littéraire, l'ATLF (Association des traducteurs littéraires en France) dénonce une « opacité problématique » et somme les éditeurs à davantage de transparence. En effet, d'après une étude menée par l'association et consultée avant publication par Livres Hebdo, 91% des traducteurs en post-édition ont déclaré ne pas savoir si la pré-édition avait été réalisée ou non, par un outil technologique.
« Avec la traduction automatique, il y a une compilation massive de données avec des résultats parfois bluffant. Mais il y a un grand risque de lissage du texte brut, ce qui nuirait à la qualité littéraire. Au contraire, la traduction littéraire est subjective. Il existe autant de traductions que de traducteurs », rappelle Peggy Rolland, traductrice adhérente. Rémunérée en droits d'auteurs pour son travail créatif, l'interrogée craint donc que l'usage de l'outil technologique n'aboutisse à « une forme de suprématie économique qui conduirait à la disparition du métier et plus globalement à un appauvrissement de la langue ».
Les IA, alliées historiques des bibliothèques
Un scénario catastrophe donc ? Pas pour tout le monde. Capables d’emmagasiner des milliards de données et de processus cognitifs, les outils de type ChatGPT peuvent classer les connaissances à une échelle sans précédent, aidant donc idéalement les bibliothèques.
Pour autant, ils ne sauraient, d’après notre chroniqueur Patrick Bazin, remplacer l’accompagnement physique, nuancé et personnalisé d’un bibliothécaire. Il s’agirait donc plutôt « d’étendre le paradigme des bibliothèques » grâce à des cyber-outils tels que la reconnaissance de corpus ou le catalogage, alliés de longue date des bibliothèques universitaires, comme le rappelait déjà l’Association des directeurs et personnels de la direction des bibliothèques universitaires et de la documentation (ADBU) en 2019.
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