Les bibliothèques doivent miser sur l'intelligence artificielle

BnF Datalab - Photo BnF

Les bibliothèques doivent miser sur l'intelligence artificielle

La BnF ne pourra jamais mobiliser qu’une masse infime de contenus et d’usages au regard des zettaoctets de données et d’interactions du net. Or, c’est à cette échelle de quantité, de diversité et de complexité que se mesurera l’intelligence collective de demain.

Dans sa dernière livraison de Chroniques, la BnF fait un tour d’horizon très intéressant de ses projets en matière d’intelligence artificielle. Même si aujourd’hui il peut sembler banal que n’importe quelle activité, intellectuelle ou non, cherche à « s’augmenter » par la voie des données, on n’en attendait pas moins d’une telle institution. En effet, on peut dire sans trop exagérer que toute bibliothèque a toujours été d’emblée une intelligence artificielle puisque, par la vertu de ses algorithmes de classification et de mise en relation, même sous forme papier, il en est toujours sorti plus que ce que l’on y mettait. Le défi, pour la BnF et toutes les bibliothèques, est donc quasi existentiel : peuvent-elles, au-delà d’une utilisation simplement plus performante de leurs contenus, revendiquer encore un rôle d’avant-garde dans l’ingénierie de la connaissance ?

Il n’échappe à personne que la deuxième révolution de l’IA, qui trouve sa source au milieu des années 1980 dans les premiers réseaux de neurones artificiels dignes de ce nom et triomphe aujourd’hui avec le « machine learning », dépasse, en l’inversant, la perspective intellectuelle sur laquelle s’appuyaient les institutions du savoir. Celles-ci s’appuyaient sur des contenus convertis en symboles calculables, essentiellement en chaînes de caractères, en textes. Même les collections d’images en dépendaient par leurs notices catalographiques. Il en résultait forcément une organisation et une sociologie hiérarchisées des savoirs. La connaissance elle-même s’identifiait à cette organisation. Mais, avec la numérisation généralisée, la connaissance devient le tissu de la réalité plutôt que simplement sa représentation. La mémoire elle-même, de stock sanctuarisé, devient la composante sans cesse reconfigurée d’une sorte d’espace-temps culturel, qui cherche encore ses ingénieurs.

Cognitif

Cette évolution n’invalide pas nos acquis, ne serait-ce que parce que les chaînes de caractères découlent directement de notre aptitude à parler. Il s’agira toujours de permettre à chaque individu en chair et en os de se faire une idée cohérente de son environnement. Et, de toutes manières, l’informatique est bien le produit de la pensée logique. Mais, la nouvelle IA nous projette dans un monde de signes infiniment plus vaste et mobile que le filtre de la plus grande bibliothèque tout en nous connectant à notre substrat pré-linguistique le plus biologique. La boucle anthropologique est ainsi bouclée. L’une des grandes questions qui se posera dès lors aux institutions du savoir sera leur aptitude à composer utilement avec un écosystème cognitif largement auto-organisé. Sans toute faudra-t-il les réinventer. Ou prendre la mesure d’une société de part en part cognitive dont chacun sera en permanence l’acteur et l’organisateur. Autant dire une société qui ne pourra plus faire reposer sa cohésion sur l’illusion d’une convergence encyclopédique.

Dans ces conditions, que peut faire une bibliothèque comme la BnF ? On imagine facilement que l’IA pourra lui permettre d’exploiter de façon encore plus créative son potentiel documentaire et en faire le prisme intelligent d’un accès au web. On imagine aussi qu’en retour, comme le souhaitent Laurence Engel et Emmanuelle Bermès, c’est en toute transparence que les lecteurs affineront les algorithmes de recherche par leurs usages savants et que la plus grande ouverture de champ possible sera favorisée au détriment des « bulles de filtre ». Il n’en reste pas moins que la BnF ne pourra jamais mobiliser qu’une masse infime de contenus et d’usages au regard des zettaoctets de données et d’interactions du net. Or, c’est à cette échelle de quantité, de diversité et de complexité que se mesurera l’intelligence collective de demain.

Autonomie

C’est pourquoi la voie ouverte par le Datalab de la BnF est très importante. En permettant à des équipes d’inventer et de partager leurs propres algorithmes, elle positionne la bibliothèque non plus seulement comme réservoir de données mais comme tête chercheuse des nouveaux usages du numérique. Dans un écosystème du savoir qui démultiplie à l’infini ses centres nerveux, cette fonction d’interface et d’apprentissage va devenir essentielle. Elle permettra de rendre ses utilisateurs plus autonomes tout en contrecarrant la monopolisation et l’appauvrissement des usages par les plateformes. Plus qu’une hypothétique loi anti-trust qui s’appliquerait difficilement à l’économie de la connaissance, plus qu’un arsenal de contraintes contre la désinformation, c’est ce genre d’implication dans un processus auto-éducatif qui a des chances de faire de chacun de nous l’acteur de son propre destin intellectuel et d’une véritable démocratie cognitive.

C’est d’autant plus vrai que la BnF n’est pas toute seule et qu’elle peut faire école. Des centaines de milliers de bibliothèques dans le monde, proches des gens, peuvent contribuer à rendre ceux-ci davantage proactifs et à enrichir l’écosystème du savoir de la singularité de leurs expériences. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire que ces bibliothèques soient patrimoniales ou dotées de moyens extraordinaires si elles travaillent en réseau et que de grands établissements comme la BnF les accompagnent. Le Rapport Bronner est très clair : c’est d’abord par l’éducation à l’information numérique que la société évitera l’obscurantisme. Donner accès non plus seulement à des contenus mais à des savoir-faire où l’IA jouera un rôle croissant, telle est sans doute une nouvelle responsabilité qui oblige les bibliothèques.

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