Grand entretien

Stéphane Beaujean, directeur éditorial de Dupuis : "J'ai envie de faire circuler l'énergie"

Stéphane Beaujean, directeur éditorial de Dupuis - Photo Olivier Dion

Stéphane Beaujean, directeur éditorial de Dupuis : "J'ai envie de faire circuler l'énergie"

Avec le rachat de l'éditeur de manga Vega, le nouveau directeur éditorial de Dupuis, Stéphane Beaujean, pose la première pierre de l'"ultra-diversifcation" de la maison de Spirou. Mais pour lui, pas question de troquer de la croissance contre un bout de la précieuse identité de la "fabrique à héros" franco-belge, qu'il compte bien "marteler". Grand entretien.

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Par Nicolas Turcev, Vincy Thomas
Créé le 20.11.2020 à 14h22

Installé depuis à peine 6 mois dans le siège de directeur éditorial de Dupuis, Stéphane Beaujean fait feu de tout bois. Il annonce, le 19 novembre, le rachat de l'éditeur de manga Vega, premier acte de la diversification de l'éditeur presque centenaire, instinctivement associé à la BD old-school, de Spirou à Gaston Lagaffe. Stéphane Beaujean préfère le blason de "fabrique à héros", qu'il compte bien préserver et polir malgré la politique de déploiement tous azimuts qu'il met en action.

Romans graphiques pour la jeunesse ou expérimentaux, webtoons en Afrique, partenariats avec des auteurs et éditeurs américains et japonais... L'ancien directeur artistique du festival d'Angoulême rejoue chez Dupuis la partition qu'il a composé à la tête du salon, celle du "métissage" et de la "circulation d'énergie", favorablement accueillie par les visiteurs. Le quadra grisonnant veut défendre une BD "décloisonnée" et affranchie des étiquettes.

"J'espère ne pas me planter", lâche l'ancien libraire et critique dans un léger soupir, comme s'il se savait condamné à ne pas pouvoir dévier de sa vision, trop longtemps mûrie. La jambe repliée sur sa chaise, le ton égal et le verbe analytique, Stéphane Beaujean s'exprime autant en sociologue de la BD qu'en planificateur de son avenir. Avec lui, le Dupuis assoupi sur ses confortables lauriers entre dans le XXIe siècle.

Pourquoi vous lancer dans le manga aujourd'hui avec le rachat de Vega ?

A mon arrivée, le 15 mai, il a fallu que j'identifie des leviers de développement. Le manga étant un secteur en très forte croissance, encore aujourd'hui, c'est un relais sur lequel je peux m'appuyer très facilement. Probablement pour des raisons d'identité ou de priorité, Dupuis n'avait jamais franchi le pas. Il m'a suffit d'appuyer sur un bouton. C'est une stratégie que j'avais déjà mise en place au festival d'Angoulême et qui a porté ses fruits. Au même moment, j'ai découvert que les éditions Vega, avec qui j'ai travaillé pendant longtemps et en qui j'ai confiance, étaient à vendre. Je n'aurais sans doute pas pris la décision aussi rapidement si les planètes ne s'étaient pas alignées.

Comment adapter l'identité de Dupuis en manga ?

C'est une question qui est au cœur de notre stratégie éditoriale. Dupuis est la dernière maison d'édition du XXe siècle à conserver une identité, en bande dessinée. Les autres n'en ont plus. Que ce soit Glénat, Delcourt ou même Dargaud, ce qui les caractérisait il y a vingt ou trente ans n'est plus vraiment valable. Alors que depuis cent ans, Dupuis tient à une chose : c'est la grande fabrique de héros franco-belges. Il n'en existe pas d'autres. Nous avons fabriqué 80% de tous les héros qui existent aujourd'hui sur le territoire européen. Lucky Luke, Boule et Bill, Spirou... Ce patrimoine a permis à Dupuis de prospérer sans s'attaquer au manga, qui était le secteur de croissance favorisé par les éditeurs. Cette identité est une force et il ne faut pas que mon développement la désosse. Autrement dit, il faut éviter de répéter les erreurs des industriels du passé qui ont pris toutes les pistes de développement au moment où elles se présentaient en diluant peu à peu ce qui faisait le socle de leur maison.
 
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La question qui se pose alors est la suivante : comment intégrer du roman graphique, du manga, tous ces segments très porteurs aujourd'hui, sans perdre cette image qui est fortement accolée à la maison et à laquelle nous tenons ? Nous partons 20 ans après les autres dans cette politique d'ultra diversification, donc autant profiter du recul. Je vais essayer de prendre le contre-pied de mes collègues et concurrents pour distinguer Dupuis avec un programme : réinvestir son identité et la marteler. Cela va passer par de la charte, de la collection... D'un point de vue éditorial nous allons essayer d'apporter une manière différente de vivre avec ces nouveaux catalogues, publics et registres.

Comment assimiler Vega, qui revendique déjà une identité forte construite autour du manga pour adultes, à cette stratégie ?

D'abord, nous allons renommer la collection Vega Dupuis, pour faire apparaître le nom de la maison. Puis, la politique éditoriale de Vega va s'imbriquer dans celle de Dupuis. En s'adossant à Steinkis, qui avait une très forte réputation sur ses romans graphiques à destination d'un public littéraire, Stéphane Ferrand [le directeur éditorial de Vega] a constitué son catalogue de sorte à s'adresser prioritairement aux adultes avec des récits seinen ambitieux. Chez Dupuis, nous allons continuer le seinen, qui résonne avec la collection Aire libre. Mais la prévalence de notre catalogue jeunesse implique que nous allons devoir légèrement décaler le curseur avec des titres shonen et shojo. Ainsi Vega va évoluer lentement pour être un peu plus conforme à l'ensemble du groupe.

Peut-on imaginer des auteurs français dans la collection Vega ?

Non seulement c'est imaginable, mais ils vont arriver. Je précise toutefois que Vega sera la colonne vertébrale de la création japonaise chez Dupuis, mais certainement pas le seul lieu. On trouvera du manga chez Aire libre, dans le Journal de Spirou, en webtoon... Dupuis propose des outils éditoriaux polyvalents et je compte m'appuyer dessus pour proposer le manga d'une manière très différente de la concurrence.

Nous vivons une époque particulière puisque le lecteur est plus ouvert qu'auparavant. Historiquement, la BD a toujours été très cloisonnée à cause de sa classification par pays de production ou par style. Cela a créé des publics extrêmement segmentés et des réseaux très spécifiques qui ont pollué la distribution pendant des années. Nous arrivons heureusement dans une époque où le métissage est un peu plus à l'ordre du jour. Et c'est tant mieux. Car quand vous lisez un manga, vous êtes simplement un lecteur de BD qui s'ignore.  

Je vais profiter de ce changement de mentalité pour considérer la création sous cet angle-là. Par exemple, si vous êtes un auteur de manga de 82 ans qui a décidé de raconter l'histoire de sa vie, mais cette fois en couleur, je ne vois pas de raison de ne pas vous mettre dans la collection Aire libre [plutôt que dans le catalogue manga]. Parce que Tetsuya Chiba, l'auteur en question, est un grand académiste et que cette œuvre, un peu différente, mérite cette place. Mais ce n'est pas tout. Vous verrez des grands héros de Dupuis arriver en manga, des mangas faits en France à partir de personnalités françaises ou de récits qui se passent en France, des auteurs japonais travailler avec des auteurs français pour faire des livres ensemble et même des auteurs européens qui iront faire du manga au Japon et qui seront prépubliés dans le journal de Spirou.

Pourquoi les Japonais, qui ont accès à un large vivier d'auteurs, chercheraient-ils à prépublier des auteurs européens ?

Les Japonais, comme dans beaucoup de cultures, sont arrivés à saturation de leur capacité de recrutement à partir de la création autochtone. Ils ont épuisé leur modèle littéraire. Cela arrive à beaucoup de civilisations, notamment aux civilisations occidentales et capitalistes avec une très forte croissance. Les Japonais ont commencé à se servir ailleurs en 2012-2013, après une période de décroissance assez violente. Ils ont réussi à remonter la pente en disant à leurs jeunes auteurs d'arrêter de regarder Dragon Ball, le modèle qui a fait prospérer l'industrie entre 1990 et 2010, et de commencer à s'inspirer de dessins d'auteurs étrangers.
 
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Résultat, on a vu des blockbusters revenir avec des approches qui étaient totalement impensables auparavant, comme L'attaque des titans, ou les séries de Masato Hisa (Area 51, Batman Ninja), qui s'est clairement inspiré du dessinateur américain Mike Mignola. Même chose pour My Hero Academia, qui est la tentative de transformer X-Men en manga. Tout cela est créé industriellement, ce n'est pas dû au hasard.

Est-ce que la jeunesse fera partie des futurs axes de développement de Dupuis ?

Tout à fait. C'était déjà ma volonté à Angoulême. Le roman graphique pour enfants n'est, ni plus ni moins, que la suite logique d'Harry Potter sur le plan de la médiation auprès de l'enfant. Les américains l'ont compris avant nous. La croissance du segment ces quatre dernières années sur leur territoire est sans commune mesure, puisqu'elle a porté quasiment la croissance du livre tout entier. Le manga aux Etats-Unis ne représente rien si on le compare à ce qu'ils appellent le graphic novel for kids.

Nous allons donc signer une collection de romans graphiques pour la jeunesse, parce que c'est un segment porteur, qui fait sens dans la société dans laquelle on avance et dans la manière dont les enfants approchent le livre. Nous sommes aussi à l'aube d'une transformation des réseaux de distribution, alors que la librairie généraliste s'ouvre de plus en plus à la bande dessinée. Et c'est plutôt à travers ces objets transitionnels qu'elle s'y ouvre plutôt qu'avec le bon vieux franco-belge cartonné. Nous avons déjà signé plusieurs titres qui commenceront à sortir à l'automne de l'année prochaine. En attendant, nous allons structurer et renforcer le catalogue jeunesse pré-existant, Première lecture, avec Animal Jack, Aubépine...

Et au-delà ?

En janvier 2022, nous lancerons notre première gamme de romans graphiques expérimentaux, qui ira plus loin qu'Aire libre. Ce seront des premiers livres, ce qui est rare chez un éditeur du Syndicat national de l'édition. Ce seront des titres avec de faibles enjeux commerciaux, mais avec de vrais enjeux artistiques, qui vont probablement diviser le lectorat. A la fois par les sujets et par le style. Pour le moment, c'est une collection que l'on envisage comme un espace où s'attarder sur des sujets que la société tend à ne pas beaucoup investir. La collection s'appellera "Les ondes", puisque nous seront loin des centres : à la fois du centre éditorial de Dupuis mais aussi des centres de préoccupation des médias.

Est-ce à dire que la bande dessinée actuelle est trop sage ?

Pas vraiment, puisqu'elle est très vivante. Par contre en tant qu'éditeur, à titre personnel, Dupuis m'offre l'opportunité de m'investir sur des sujets qu'il me semble indispensable de creuser. Par exemple, quelque chose que je déplore, pour donner un exemple de la concurrence, c'est que l'on rachète des tunnels de webtoon sans forcément financer la création. J'adore le manga, mais si on devient seulement un tunnel de diffusion des cultures étrangères, est-ce qu'on a notre place en tant qu'éditeur ? Investir dans la création, c'est se positionner sur ce qui va se jouer demain et après-demain, quitte à perdre au passage, en attendant que ça marche. Avec la collection "Les onde"s nous voulons préparer le futur.

Vous avez déclaré souhaiter faire de la BD pour les lecteurs du monde entier...

Ce qui m'intéresse, puisque je lis de tout, ce sont les échanges. J'ai envie de faire circuler l'énergie. Pour le manga par exemple, ce qui me fascine, ce n'est pas de savoir comment publier du manga à proprement parler, mais plutôt comment nous allons cotravailler avec le Japon. La question se pose également avec les Etats-Unis, puisque nous allons codévelopper des projets avec des éditeurs et des auteurs américains – sans bien sûr faire concurrence à Urban Comics [également filiale de Média-Participations]. Ces échanges génèrent de grosses problématiques contractuelles, sur le financement par exemple, qu'il faut résoudre en s'adaptant, en croisant les approches. C'est à ce niveau de métissage que l'on parvient à faire bouger une industrie.

Outre les trois grands pôles de la BD, Europe, Etats-Unis, Japon, avez-vous identifié d'autres partenaires ?

Il est un peu tôt pour en parler, mais nous développons un projet de webtoon en Afrique. Le continent a raté le coche du papier, mais il n'a pas raté le coche du téléphone portable. Nous réfléchissons aussi à partir du développement des sociétés. Ici, l'usage sociétal converge avec un usage industriel, mais aussi une volonté éditoriale.
 
Avant votre arrivée à Dupuis, vous désiriez que les éditeurs s'investissent plus dans le versant créatif de la conception. Comment traduire maintenant cette volonté en actes ?

C'est une préconisation qui s'appuie sur la comparaison des modèles éditoriaux et de leur fonctionnement. En Europe, la hausse soudaine de la volumétrie a rapidement submergé toute l'industrie. En moins de 5 ans, au tournant des années 2000, on est passé en France de 700 livres par an à 5000. Au sein du pôle éditorial, cette diversification intensive a fait muter le profil de l'éditeur, qui est passé d'un accompagnateur à un gestionnaire de volumétrie. Si l'on regarde à l'étranger, certains modèles se sont construits plus lentement comme aux Etats-Unis et au Japon, où s'est développée une articulation entre l'éditeur, la maison et l'auteur. A mon sens le rôle de l'éditeur est  d'être présent dans le rôle créatif. Sinon ce n'est qu'un fabricant de papier.

Par conséquent j'aimerais renforcer le dialogue créatif chez Dupuis, même s'il existe déjà. Je sais que, par expérience, cela ne convient pas à tous les auteurs, parce que nous vivons dans un pays où le créateur est roi depuis la nouvelle vague. Mais cette auteurisation a signifié la perte d'un savoir-faire industriel. Quand on perd le bon dialogue entre un producteur, un éditeur et un créatif, on devient une industrie moins-disante. C'est ce qui est en train d'arriver à la bande dessinée, qui dans son versant créatif est en train d'exploser, mais paradoxalement le divertissement franco-belge est en pleine régression. Parce qu'on a perdu ce dialogue qui fait qu'à plusieurs cerveaux, nous sommes plus intelligents.

Pourtant Netflix se montre intéressé pour adapter de nombreuses BD franco-belges...

Parce que Netflix prend ce qu'il y a de très beau chez nous, c'est à dire notre créativité, puis reforme tout. Nous sommes capable d'excentricité et de singularité, c'est même le propre de la matrice culturelle francophone et européenne. Mais si on s'en contente, il nous manque les outils nécessaires pour avoir une force de frappe industrielle. Les volumes financiers en jeu sont importants et il est capital de pouvoir cadrer cette richesse, sans briser la création. Le but n'est évidemment pas d'usiner un bol.
 
La source média référencée est manquante et doit être réintégrée.

Nous sommes tous admiratifs des séries télés modernes. Mais elles sont conçues par dix ou douze personnes, qui participent à un vrai dialogue créatif, sans hiérarchie. C'est la clé de l'intelligence de ces objets, bien loin de l'image d'Epinal du créateur démiurge seul dans son coin qui produit une série de 70 épisodes. Il faut tenter de réinvestir cette notion d’œuvre collective dans la production culturelle française.

Que pensez-vous de la crise économique et sociale qui touche les auteurs depuis plusieurs années, particulièrement les auteurs BD, et du mouvement de contestation qui s'amplifie au sein de la profession ?

Une part de ce phénomène est liée aux changements structurels du marché avec l'émiettement de l'offre. Plus de 50% des livres ne sont pas à l'équilibre en bande dessinée. Ce qui veut dire que l'éditeur est forcément en capacité de mutualisation. Sur cette dimension, l'éditeur est difficile à questionner, puisqu'il fournit une forme d'assurance. En revanche, ce qu'il faut interroger, c'est le déséquilibre dans les modèles éditoriaux à un seul succès, ou quasiment. Je vais être fataliste, mais avec la volumétrie que souhaite porter cette industrie, il n'y a pas d'autre choix que d'écraser les auteurs sous des salaires bas. Ce que je trouve horrible et absolument pas souhaitable. Paradoxalement, aux éditions Dupuis nous ne connaissons pas ce problème, pour plusieurs raisons liées à notre faible volumétrie, à notre capacité d'amortir les coûts et à notre magazine.

Entrevoyez-vous une solution ?

Je ne suis pas économiste, je ne sais pas comment régler ces problèmes. Tout ce que je peux faire, c'est bouger les curseurs dans la maison dont je m'occupe en fonction de mon éthique. Mais je n'ai pas de réponse, j'ai l'impression que c'est une impasse. Certains vous diront qu'artiste, ce n'est pas un métier. A titre personnel, la seule solution que je vois, et je ne suis pas certain que ce soit la bonne, c'est un meilleur contrôle de nos outils éditoriaux : moins de diversification, plus d'investissement, plus de prise de risque. Tant que l'éditeur ne sera plus quelqu'un qui prend des risques, mais quelqu'un qui contrôle le risque pour développer sa volumétrie en baissant les coûts de production, nous ne réussirons pas à réinvestir économiquement de manière viable notre rapport aux auteurs.

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