En 2015, la collection féministe « Sorcières » aux éditions Cambourakis apparaissait dans le paysage éditorial français. Sa créatrice, Isabelle Cambourakis, revient sur l'histoire et l'évolution de cette collection qui fait aujourd’hui référence dans le segment éditorial féministe. Avec près de 80 titres au catalogue, « Sorcières » est passée de 4 à 10 titres par an, entremêlant plumes françaises et étrangères, textes pionniers et contemporains, mais aussi différents genres (essais, romans, poésie, BD, jeunesse). Entretien.
Livres Hebdo : Comment est née la collection « Sorcières » ?
Isabelle Cambourakis : J'ai d'abord été libraire pendant dix ans, puis j'ai passé le concours d'institutrice. C'est à ce moment que mon frère, qui avait fondé les éditions Cambourakis, m'a proposé de créer une collection. J'étais par ailleurs très militante – syndicaliste à Sud éducation – et menais des recherches sur l'histoire des luttes, des expériences communautaires des années 1970, des féminismes. Au début, on pensait à une collection d'essais critiques plutôt généraliste. Finalement, j'ai eu envie de créer une collection féministe, car il n'y avait pas grand chose à ce moment-là, en tout cas pas ce que je cherchais à lire. Je m'intéressais à des textes états-uniens sur des thématiques qui n'étaient pas encore développées en France : l'écoféminisme, l'afroféminisme ou encore la santé des femmes.
Vous avez réalisé beaucoup de traductions de plumes déjà identifiées et reconnues à l'international mais qui ne l'étaient pas encore en France (Starhawk, bell hooks, Dorothy Allison, Sayak Valencia…) Pourquoi était-ce important de donner à lire ces autrices, inscrites dans l'intersectionnalité et l'auto-théorie, au lectorat français ?
Quand j'ai commencé à comprendre ce que je voulais publier et à penser en termes de collection, j'ai identifié des pans entiers de textes théoriques non traduits qui, selon moi, reflétaient des manières de penser autrement, y compris au sein du féminisme français. Je ne suis pas issue d'une famille féministe, n'ai pas été entourée de cette histoire, donc j'y suis allée à tâtons. Les pistes que j'ai ouvertes étaient liées à mes propres questionnements. Je ne m'étais pas encore identifiée à des courants féministes en particulier, mais très vite, le dimension inclusive de l'intersectionnalité s'est imposée. C'est vrai que je me suis intéressée à ces pratiques d'écriture qui partent du récit personnel situé, de l’expérience vécue, car elles sont efficaces, donnent la possibilité de s'identifier et l'envie de faire, d'avancer. C'est aussi lié à mon approche politique sur la question de l'agir, de ne pas en rester à la stricte analyse des situations d'oppression.
Entre temps, il y a eu le mouvement Me Too et le paysage éditorial s'est transformé. Aujourd'hui le féminisme est une « tendance » en librairies, tout comme l'écologie. Comment avez-vous vécu cette transformation ?
Ça a énormément bougé en dix ans. Au début, on faisait surtout de la traduction car on savait que les textes de créations en français allaient mettre du temps à venir. Il fallait d'abord faire connaître la collection. Après Me Too, j'ai reçu de plus en plus de textes en français. On voit bien, notamment en littérature, qu'il y a de plus en plus de textes écrits par des femmes sur des thématiques de femmes et que leur public est bien là. Adèle Yon en est un des derniers parfaits exemples. Ces dix dernières années ont révélé des transformations profondes dans les milieux éditoriaux et dans la création d'espaces éditoriaux consacrés au féminisme comme dans l'ouverture de librairies ou de lieux pour porter ces textes. Mais aujourd'hui, on vit une période de backlash que je perçois aussi en librairie (où je travaille à nouveau depuis quelques mois), tant à l'égard du féminisme que de l'écologie.
Comment répondre à ce contrecoup et à la recrudescence de l'extrême droite ?
La collection essaye toujours de coller à des besoins. C'est pourquoi je publie aussi de la littérature. C'est pertinent, y compris politiquement, car on a besoin de nouveaux récits, de nouveaux imaginaires dans cette bataille culturelle. Encore une fois, il s'agit de ne pas rester uniquement dans l'analyse, la théorie, mais d'ouvrir la collection à des personnes qui créent de nouvelles histoires ou qui écrivent de la poésie. La scène queer, par exemple, s'est emparée de la poésie, de la lecture publique, de la performance. La collection, qui se veut dès le départ queer, accompagne aussi cette évolution. Il y a très rapidement eu l'idée de travailler avec des meufs, des gouines, des trans, qu'iels soient des autrices, des illustratrices, des traductrices, des préfacières… Finalement « Sorcières » reflète une polyphonie féministe contre un féminisme universaliste blanc qui exclut de nombreuses figures de la création et de la recherche.