Avant-critique roman

Que vaut « Intermezzo », le nouveau Sally Rooney ?

Sally Rooney - Photo DR

Que vaut « Intermezzo », le nouveau Sally Rooney ?

Faisant l'objet d'une sortie mondiale ce mardi 24 septembre, Intermezzo (Gallimard), le très attendu nouveau roman de Sally Rooney met en scène deux frères que tout oppose dans les aléas de leur vie sexuelle et amoureuse.

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Par Laëtitia Favro
Créé le 20.09.2024 à 14h09

On la surnomme la « J.D. Salinger de la génération Snapchat ». En trois romans, Sally Rooney s'est imposée comme la porte-voix des Millenials et de leurs préoccupations, avant tout sentimentales. Conversations entre amis (L'Olivier, 2019) suivait deux étudiantes en littérature fascinées par un couple d'artistes plus âgés qu'elles. Normal people (L'Olivier, 2021), vendu à plus d'un million d'exemplaires et adapté en série télévisée, scrutait quant à lui les va-et-vient affectifs des amis-amants Connell et Marianne au fil de leurs années universitaires au Trinity College. Dans Où es-tu, monde admirable (L'Olivier, 2022), une jeune romancière au succès fulgurant quittait Dublin pour s'installer dans un village d'Irlande.

Du haut de ses 33 ans, Sally Ronney s'inspire de son vécu pour écrire des histoires réalistes, au diapason de notre contemporanéité. Classée en 2022 par le Time Magazine parmi les 100 personnalités les plus influentes du monde culturel, l'écrivaine irlandaise fait désormais l'objet d'une « Rooney mania » rappelant l'hystérie entourant une certaine J.K. Rowling.

Relations chaotiques

Publié chez Gallimard alors que les trois précédents l'avaient été aux éditions de L'Olivier, le quatrième roman de l'autrice anglophone la plus en vue du moment s'inscrit dans la lignée de ses précédents, et fait cette fois la part belle aux relations chaotiques qu'entretiennent deux frères dont le père vient de mourir.

Pour Peter, jeune avocat de 32 ans, et Ivan, petit génie des échecs de dix ans son cadet, le deuil de leur père impose à leur existence un intermède, l'intermezzo du titre, une période au cours de laquelle, songe Ivan, « on n'est pas dans un état normal, on agit de façon irresponsable, on boit, on couche à droite à gauche ». Dépendant au Xanax autant qu'au corps de « la délicieuse Naomi », Peter ne peut oublier Sylvia, son ex-petite amie, qu'un accident condamne à ne plus avoir de relations sexuelles.

Professeure appréciée, Sylvia est le pendant angélique de sa rivale, qui dépense l'argent que Peter lui donne « en kétamine ou en extensions de cils » et vit dans une maison squattée. Lorsque Naomi est expulsée, Peter lui ouvre sa porte et tente de l'aider. Mais chacune de ses bonnes actions semble dépendre de Sylvia. « Il l'admire toujours autant, la beauté de son esprit. Et pas que. C'est pour elle qu'il a appelé Ivan la veille au soir, qu'il s'est obligé à faire la conversation […]. Pour elle, parce qu'il voulait son approbation. Il accepte aussi certains dossiers pour l'impressionner, des boulots ingrats, difficiles et mal payés. Pour gagner son respect. Toute la bonté en lui, le peu qu'il y a. Il tente de se faire aimer d'elle. »

La question de la normalité

En parallèle, Ivan se lie à Margaret, directrice d'un centre culturel rural où le joueur d'échecs dispute un tournoi. Âgée de 36 ans ans et séparée de son mari, Margaret traverse elle aussi une période intermédiaire de son existence, mais choisit de se laisser aimer. « Ce garçon avec son appareil dentaire et ses ongles rongés, ses idées sur les ressources, son boulot de livreur qu'il a quitté, cette tristesse qu'il n'a pas été capable d'exprimer, il a envie d'elle, et elle a envie de lui. De lui donner le sentiment dont il a envie. Elle s'entend prononcer son nom tout bas. »

Lorsqu'Ivan évoque sa liaison avec Margaret, Peter manque cruellement de tact : « Tu crois qu'une femme normale de son âge aurait envie de sortir avec quelqu'un dans ta situation ? »

La question de la normalité imprègne la plume de Sally Rooney et entre en résonnance avec les préoccupations de ses lecteurs les plus assidus qui, sur TikTok, ont déjà parsemé plus de 716 000 publications du hastag #normalpeople. Si certaines interrogations (« Et la vie qu'on a vécue, une fois qu'elle est terminée, qu'est-ce qu'elle devient ? ») et affirmations (« Les gens se rencontrent, il se passe des choses, c'est la vie. ») présentes dans Intermezzo semblent extraites du moins inspiré des manuels de développement personnel, le remarquable travail de construction des personnages et de développement de leurs interactions leur confère sens, justesse et profondeur.

Observatrice de l'amour moderne

Comme sur un plateau d'échecs, Peter, Ivan, Margaret, Sylvia et Naomi sont déplacés par l'écrivaine avec un tel brio qu'un angoissant pas de deux tend rapidement l'intrigue et rive l'attention du lecteur sur chaque geste, chaque expression, chaque inflexion de voix, soudain capables de faire basculer ce jeu de l'amour qui ne doit rien au hasard.

Ultra-contemporain tout en étant imprégné de références littéraires, citant indifféremment Hamlet, Wordsworth, T.S. Eliot, Keats et Lana del Rey, Intermezzo a l'intelligence de son extrême sensibilité, née de l'observation d'une génération confrontée à MeToo comme à la crise du logement, à un no future moins punk que junk, à l'image de ces déchets qui forment désormais un septième continent dans nos océans. Au cœur des histoires portées par Sally Rooney, le sexe et la manière dont le genre influe sur les relations sociales dessinent dans ce nouvel opus une envoûtante chorégraphie et confirment l'écrivaine dans ses talent d'observatrice de l'amour moderne. 

 

Intermezzo, Sally Rooney, traduit de l'anglais (Irlande) par Laëtitia Devaux, Gallimard, 464 pages, 22 euros (en librairie le 24 septembre)

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