Depuis la publication de Conversations entre amis et Normal People (L'Olivier, 2019 et 2021), tous deux adaptés par la suite en mini-séries télé, l'Irlandaise Sally Rooney est devenue à l'échelle du monde anglo-saxon d'abord puis de l'Occident tout entier, un vrai phénomène d'édition. C'est comme si avec elle, la génération des millenials accédait pour la première fois à la dignité littéraire. Comme si les héros de Salinger ou du McInerney des débuts pouvaient enfin revendiquer une descendance romanesque. La justesse du dessin des personnages, de la nature de leurs tourments, tout concourait à ce qu'en effet le succès le plus vaste autant que le plus légitime soit au rendez-vous.

C'est donc peu dire que le troisième roman de Sally Rooney, Où es-tu, monde admirable ?, était attendu (y compris au tournant...). Ce d'autant plus qu'une méchante polémique se fit jour lorsqu'à l'automne dernier, la romancière en refusa toute traduction en hébreu sous le prétexte que cela serait donner crédit à l'État d'Israël face à la cause palestinienne... Lecture faite, le livre mérite mieux que cela. Il est à la fois tout à fait dans la lignée stylistique narrative des deux précédents tout en étant tout de même le plus personnel de l'autrice.

C'est donc l'histoire de deux filles, toutes deux bientôt trentenaires, Alice et Eileen, deux amies d'enfance. Alice s'est réfugiée dans une vaste demeure loin de Dublin pour fuir la notoriété envahissante que lui a value la publication de son premier roman (ainsi que la dépression nerveuse qui en fut la conséquence). Eileen, elle, est restée en ville et travaille pour un magazine littéraire. Faute de se voir, les deux amies s'écrivent sans cesse, dérivant des rivages de l'intime (amours, sexe, solitude...) à ceux de la politique, de la religion, de l'écriture. Alice a rencontré Felix, magasinier de son état, via Tinder. Eileen se demande si sa longue amitié avec Simon, un assistant parlementaire catholique et excessivement beau, ne cache pas un tout autre sentiment... Des chaînes de leur histoire familiale et sociale, les deux femmes vont devoir se libérer, se délivrer, pour apprendre à vivre selon leur désir.

Pas une mince affaire, mais un roman, bien sûr. Sally Rooney est virtuose dans l'évocation de ces zones grises où se mélangent le sentiment de dépossession de soi, l'absence au monde et la blessure de la lucidité. Par la grâce de son art absolu des dialogues, tout sonne ici juste. Terriblement juste.