Enorme. Sidérale. Indécente. Les superlatifs manquent aux éditeurs de mangas pour qualifier la croissance de leur marché. « C'est la quatrième dimension ! », s'amuse Pierre Valls, directeur éditorial de Kazé Manga. Et Jérôme Manceau, directeur marketing, de poser des chiffres sur le phénomène : « Entre 2013 et 2020, le marché a grossi de 80 %. Et rien qu'au premier trimestre 2021, par rapport à 2020, il a aussi bondi de 80 % ! »
Car même amputé en raison des confinements, l'exercice 2020 a poursuivi sur la lancée des précédents, accélérant même de manière inouïe. Ahmed Agne, cofondateur de Ki-oon, l'illustre : « La ruée sur le manga m'a surpris. Même avec 20 % de sorties en moins, nous avons réalisé notre objectif initial de croissance de 30 % ! »
Comment expliquer la puissance du manga, qui passe devant, en volume, la BD franco-belge ? « La vague actuelle nous dépasse tous, et elle n'a pas une seule explication », souffle Iker Bilbao, directeur éditorial du groupe Delcourt (Soleil manga et Delcourt-Tonkam), qui pointe l'impact des plateformes de streaming : « Alice in Borderland a explosé grâce à son anime sur Netflix. » « Netflix est devenu un gros vecteur de lecteurs, abonde Ahmed Agne chez Ki-oon. Pour une série déjà installée, il peut faire franchir un palier. » Ainsi, chez Pika (groupe Hachette), l'effet a été spectaculaire. « L'attaque des titans, une série déjà porteuse, a fortement bondi avec sa nouvelle saison sur Netflix, se réjouit Virginie Daudin-Clavaud, directrice générale. Par ce canal, on attire un nouveau public, plus adulte. »
Des best-sellers toujours plus forts
La construction du lectorat sur trois générations est désormais une réalité. Aux pionniers découvreurs de Dragon Ball s'ajoutent la génération Naruto/One Piece, et les plus jeunes qui dévorent les séries actuelles et anciennes. Pour preuve, la première place de Naruto en 2020. « Quand Naruto s'est achevée en 2016, nous avions fait le pari d'en faire une série classique, explique Christel Hoolans, directrice générale de Kana. C'est arrivé au fil des ans, jusqu'à une année 2020 exceptionnelle. » Des tomes à 3 euros et la diffusion de l'anime sur ADN, Youtube et Netflix participent de ce succès.
C'est également le symbole d'une surperformance des valeurs sûres en cette année de pandémie. « Le manga a été une valeur doudou pendant cette crise, comme tout ce qui renvoie à l'enfance », analyse Grégoire Hellot, directeur de la collection Kurokawa (Univers Poche), qui a vu la version de luxe de Full Metal Alchemist être réimprimée cinq fois dans l'année. « On espérait un succès patrimonial, ça a été un succès populaire. » Même constat chez Glénat. « On voit une polarisation sur les grosses séries, One Piece étant encore plus fort qu'avant », note Satoko Inaba, directrice éditoriale. Eric Leblanc, directeur commercial et marketing, confirme : « Sur janvier-février 2021, on a vendu autant de tomes I que sur tout 2018 ! » Et la folie est loin d'être terminée : le tome 100 est attendu pour décembre...
« Peut-être un peu de casse »
Mais jusqu'où le marché peut-il croître ? La question divise. « Je crains l'explosion de cette nouvelle bulle manga, confie Grégoire Hellot. De nouveaux éditeurs arrivent, le marché grossit, mais cela profite-t-il aux séries moyennes ? Si on ne sort pas un manga très attendu ou accompagné d'un anime, il est de plus en plus difficile de faire parler de soi. » Directeur éditorial d'Akata, Bruno Pham se montre prudent : « Les indicateurs sont positifs, mais il faut rester vigilant en attendant les retours... Sur des ouvrages middle sellers, on a senti des mises en place timides. » Mais alors que le lancement de Sayonara miniskirt (Soleil manga) a été saboté par le confinement, Chainsaw Man (Kazé) ou The Quintessential Quintuplets (Pika), coupés dans leur élan au même moment, ont néanmoins fini par décoller.
De plus, les éditeurs savourent les excellents résultats du fonds. De quoi rassurer, alors que les locomotives pourraient asphyxier le rayon. « Ce sont des séries longues et cette dynamique ne va pas s'effondrer demain, sourit Virginie Daudin-Clavaud. Bien sûr, le niveau de ventes de chaque série sera à scruter, mais je ne vois pas de surproduction. » Jérôme Manceau appuie : « On a recruté tellement de nouveaux lecteurs que la progression va se poursuivre. Moins forte, sans doute, après le retour d'une concurrence des loisirs, mais elle part de tellement haut ! »
Et Éric Leblanc de s'enthousiasmer que « même des librairies généralistes souhaitent enfin avoir des séries manga en rayon ». Christel Hoolans se dit « très confiante, car le marché propose une offre de qualité exceptionnelle, très variée et bien identifiée pour chaque éditeur ». Et Ahmed Agne de conclure : « Ce sera sans doute plus difficile pour les nouveaux ou les plus petits. Il y aura peut-être un peu de casse. Mais je ne crois pas à une chute du marché : trop de graines ont été plantées. »
Pour germer dans cette jungle luxuriante, il faut attirer la lumière. Stylo-appareil photo pour Spy x Family (Kurokawa), matériel de musculation pour le best-seller annoncé Mashle (Kazé)... afin de séduire les influenceurs, les box et goodies sont savamment mis en scène. « Avant, il fallait un dossier de presse rigolo pour être remarqué. Aujourd'hui, il faut penser à la caméra », relève Grégoire Hellot. Ou alors, il faut trouver une niche, comme la petite maison Iwa, créée par Cédric Biscay pour publier son manga sur les échecs, Blitz, « dont le tiers des ventes se fait hors librairies, chez des revendeurs de jeux d'échecs, par exemple ».
Bientôt plus de papier ?
Enfin, il a fallu innover pour pallier l'absence de salon. Akata a multiplié les vidéos de coulisses, Kana a misé sur Facebook Live et Twitch. Ki-oon a lancé un Summer Tour d'animations en librairies et vient d'ouvrir une boutique éphémère à Paris. Kazé sera acteur du Crunchyroll Festival en ligne, fin juin, quand Doki Doki (groupe Bamboo) fêtera ses 15 ans avec une véritable convention sur les réseaux sociaux, puis la création d'un club d'une quarantaine de libraires, « relais privilégiés de l'actualité de la maison et qui recevront des cadeaux inédits pour leurs clients », décrit son directeur éditorial, Arnaud Plumeri.
Mais le revers de la médaille à cette folle croissance existe déjà et se résume en un mot : rupture. « Nous avons tous eu des périodes de rupture, confesse Ahmed Agne, mais elles ont été très difficiles à prévoir compte tenu du volume et de la vitesse d'écoulement extraordinaires. » Kazé a lancé de son côté la réimpression de l'ensemble de son stock. Et ces réassorts tous azimuts confrontent le secteur à un autre danger. « Les imprimeurs sont moins flexibles sur les plannings, on est souvent au jour près », déplore Bruno Pham. Et Arnaud Plumeri de craindre l'augmentation du prix du papier, conséquence de sa pénurie annoncée. « On a réservé du temps machine, précommandé du papier, glisse Pierre Valls. On devrait être tranquille jusqu'à septembre. Mais après... » Certains aimeraient avoir les mêmes soucis.