Ils sont quelques dizaines, voire une centaine tout au plus. Presque à eux seuls, les traducteurs de mangas sont parvenus à installer durablement le japonais comme la deuxième langue la plus traduite en France, en progression de près de 2 % dans la part totale des traductions en 2020. Chaque année, leur travail crucial contribue à l'importation de plus d'un millier de nouveautés, soit la très large majorité des cessions nippones.
Leur discrétion médiatique est proportionnelle à leur importance dans les rouages des éditeurs qui, pour tenir l'intense cadence de parution japonaise, doivent les solliciter continuellement. Il n'est pourtant pas difficile de mettre un visage sur la profession. « Les traducteurs de manga sont plutôt des vieux trentenaires ou des quarantenaires et sont généralement diplômés de l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), à Paris, ou bien d'un cursus LLCER, résume d'un trait Julien Bouvard, maître de conférences en langue et civilisation du Japon contemporain à l'Université Lyon 3. Certains sont allés jusqu'au master, et la plupart sont partis quelques mois, voire quelques années au Japon. »
Depuis 2018, le prix Konishi décerné lors du Festival international de la bande dessinée d'Angoulême participe à inscrire le nom de ces artisans de la bulle sur la carte. La lauréate de l'édition 2021, Miyako Slocombe, récompensée pour son adaptation de Tokyo Tarareba Girls au Lézard noir, coche toutes les cases du profil type. Comme beaucoup de ses confrères elle « fai [t] partie de cette génération qui a grandi avec les dessins animés du Club Dorothée à travers lesquels [elle s'est] intéressée au manga », situe la métisse franco japonaise. Le traducteur de One Punch Man (Kurokawa), Frédéric Mallet, se souvient de son premier tome de Dragon Ball, vendu avec le jeu vidéo sur Mega Drive : « Le manga m'a ouvert grand la porte sur le Japon, son histoire, sa culture, sa civilisation. C'était comme accéder à un pays imaginaire », se remémore celui qui vit désormais au pays du soleil levant depuis 18 ans.
Test oral
Cet archétype du traducteur diplômé et acculturé à la japanimation correspond en réalité à la seconde génération de traducteurs de mangas, dont la carrière a débuté entre la fin des années 2000 et le début des années 2010, soit après le boom éditorial initial du genre, dans les années 1990. « Les premiers traducteurs étaient pour beaucoup des étudiants avec un bagage moins solide que les traducteurs actuels, resitue Patrick Honnoré, l'une des signatures les plus anciennes encore en activité du milieu. La littérature japonaise, déjà traduite depuis les années 1950 en France, était alors la chasse gardée des professeurs d'université. Mais ils n'ont pas souhaité s'aventurer dans le manga pour des questions d'affinité et de rémunération et ont laissé ce rôle à leurs élèves. »
Par conséquent, « le très bon niveau d'expertise et de formation » des traducteurs de manga actuels reflète autant le boom des études de japonais en France que la professionnalisation du métier qu'il a permis, selon Julien Bouvard. Avec l'accroissement des candidatures, les éditeurs ont progressivement mis en place un système de tests pour filtrer les aspirants, étape indispensable pour décrocher sa licence de pratiquer. Sur quelques pages à adapter en version française, le candidat doit démontrer sa maîtrise de la langue japonaise. Mais pas seulement.
« Ce processus permet de jauger, outre l'acuité du traducteur, sa connaissance d'un japonais oral, puisque le manga est essentiellement constitué de bulles. Les personnes qui maîtrisent un japonais extrêmement académique risqueraient de buter sur du langage actuel. Le manga utilise une langue vivante, constamment actualisée par des néologismes », précise Benoit Huot, responsable éditorial du catalogue manga chez Glénat. « Nos capacités sont finalement assez proches de celles d'un dialoguiste », confirme Yohan Leclerc, responsable de l'adaptation de Bakemonogatari, chez Pika.
L'éditeur garde la main
Une fois validé par l'éditeur, le traducteur intègre le pool de collaborateurs que la maison va régulièrement solliciter pour adapter ses titres. Chez Glénat, on compte « une vingtaine de traducteurs pour 140 titres par an et une quarantaine ou cinquantaine de séries », quand on en dénombre une dizaine chez Kurokowa, pour un volume annuel deux fois moindre que celui de son concurrent. Soit un traducteur pour deux séries en moyenne. Les plus prolifiques peuvent toutefois cumuler jusqu'à une vingtaine de séries en parallèle, réparties entre différents éditeurs. Mais contrairement à la littérature générale, les traducteurs de bande dessinée japonaise peuvent rarement proposer leurs propres projets. « Aujourd'hui, les éditeurs de manga maîtrisent presque tous le japonais. Ils sont donc capables de repérer les titres prometteurs dès le premier chapitre de leur prépublication au Japon et formulent des offres très tôt. Il est assez rare de trouver un manga intéressant dont les droits sont libres », remarque Géraldine Oudin, plusieurs fois finaliste du prix Konishi.
Plutôt, les éditeurs répartissent leurs titres en fonction des affinités de chacun. « Un tel qui est bon en blagues, je vais lui proposer des shonen rigolos, tandis qu'une autre qui a tendance à dédramatiser les choses, je sais que je peux la lancer sur un manga érotique », explique Grégoire Hellot, directeur de la collection manga chez Kurokawa. La relation de travail entre le responsable éditorial et son contingent de traducteurs est sacro-sainte, puisque sur les séries les plus longues, la parution peut s'étaler sur des années, voire des dizaines d'années.
« Mais il faut garder à l'esprit que c'est l'éditeur qui a la main et il peut choisir de changer de traducteur en cours de série s'il le souhaite », souligne toutefois Yohan Leclerc. La profession garde en souvenir la fronde de certains traducteurs de Kana et Glénat au début des années 2010, qui avait valu aux responsables des adaptations des deux locomotives du secteur, Naruto et One Piece, d'être débarqués. Ils réclamaient une plus juste répartition des droits d'auteur.
À l'époque comme aujourd'hui, le débat qui animait une partie de la profession, alors que la croissance du secteur atteignait un plateau, reposait sur la justesse de la rémunération. « On peut vivre du manga en France », assure Géraldine Oudin, où le forfait d'à-valoir pour un tome est d'environ 1 000 euros, parfois complété d'un intérêt sur les ventes. « Je compare ma situation avec celle de mes confrères en Espagne ou en Italie qui sont payés trois fois moins que moi pour le même travail », relève la traductrice.
Le point de vue des soldats de la première heure est toutefois plus contrasté. « La saturation du marché des traducteurs s'est faite à leur détriment, assure Vincent Zouzoulkosky, vétéran du milieu qui a débuté en 1996. En 20 ans, les tarifs n'ont pas bougé, voire ont diminué. Aujourd'hui, il faut cumuler les titres et travailler vite et bien en étant toujours au maximum de nos capacités pour espérer conserver sa place. » Traduire, mais sans faillir.