Livres hebdo : L'engouement du public pour le premier livre de Pierre Bordage est peu commun. Comment l'expliquez-vous ?
Lloyd Chéry : Il faut se remettre dans le contexte du début des années 90. La science-fiction est sinistrée, plus personne ne voulait prendre de risque en publiant des Français. La génération précédente avait réussi l'exploit de ne plus être invité sur Apostrophe suite à une émission qui avait mal tourné. Les éditeurs ne misaient que sur des traductions de romans anglo-saxons. Avec Les Guerriers du Silence, Pierre Bordage apporte un nouveau souffle. Alors que les Américains font des séries depuis des décennies, il faut attendre 1993 pour voir arriver la première trilogie de l'histoire de la science-fiction française. Elle connaît un succès instantané avec 50 000 exemplaires vendus sur le premier tome.
Cette saga est un véritable chef-d'œuvre à la lisière entre Dune, L'Incal et Star Wars. Elle mettra sur orbite les éditions de L'Atalante. Il faut saluer tout le travail de l'éditeur Pierre Michaut, qui a pris un risque en publiant un pavé de plus de 500 pages venant d'un parfait inconnu. Il y a un souffle épique dans Les Guerriers du Silence qui n'a peut-être été égalé que par Les Racines du Mal de Dantec en 1995 et La Horde du Contrevent de Damasio en 2004.
Au-delà du succès initial, qu'est-ce qui explique la place particulière de Bordage dans la SF française ?
Bordage, c'est un peu l'Alexandre Dumas de la SF. C'était un conteur. Il y a un souffle épique, des rebondissements, de vrais méchants. Cela se dévore littéralement. Pierre aimait se qualifier de scripturant. On retrouvait une poésie dans ses textes et surtout une spiritualité. Le chemin du héros était aussi un chemin intérieur pour arriver à se libérer. Il détestait le dogmatisme et la religion. Transmettre cette fameuse sensation de « Sense of Wonder » était très importante pour lui. Son envie était d'amener le lecteur à vivre des aventures passionnantes tout en le questionnant sur le sens du monde et de la vie, pas à lui faire la leçon.
Entre 1993 à 2006, il connaît un âge d'or avec six textes ou sagas incontournables : Wang, Abzalon, Les Fables de L'Humpur, Les Derniers Hommes, La Trilogie des Prophéties, L'Enjomineur. Cette séquence littéraire est hors norme avec très peu de déchets. Impossible de ne pas évoquer les qualités humaines de Pierre Bordage. Il n'était pas fort avec les faibles et faible avec les forts en convention, il respectait la dignité de chaque être humain. Humainement, il a marqué les gens par son esprit de bienveillance et d'ouverture.
Quel héritage laisse-t-il à la science-fiction francophone ?
Il est le meilleur de sa génération humainement et littérairement. Il a été un symbole de la science-fiction française, notamment en prenant la présidence des Utopiales pendant une dizaine d'années. À partir de 2006, il ne retrouvera plus l'épiphanie littéraire de ses débuts mais continuera à produire de très bons textes. Malgré la maladie de Parkinson, Pierre s'est transformé en vieux sage. Alors qu'il était le grand auteur des années 90 début 2000, il sera progressivement remplacé par Alain Damasio. Pierre n'était pas amer de ce constat. Il voyait ça comme un cycle.
Son succès a ouvert les vannes pour ceux qui sont arrivés ensuite. Il y a eu une prise de conscience des éditeurs qui se sont dit que cela pouvait être rentable de publier des auteurs français. Il a ouvert la voie à d'autres tout en permettant à L'Atalante de devenir la grande maison d'édition qu'elle est maintenant. Malheureusement je ne vois pas de disciple, car actuellement, personne n'a son niveau pour raconter des histoires avec un tel souffle. Il est pour moi aussi important que des figures tutélaires comme Pierre Boulle ou René Barjavel. Il a vendu des millions de romans, été adapté en BD et en jeu de rôle, traduit à l'étranger. C'était un géant et une personne remarquable.