On ne se scandalise plus de rien. Ou presque, dans notre âge hypertechnologique, certains actes choquent ou émeuvent pourtant : profanation de cimetière, obsèques nationales ; comme si quelque chose en nous regimbait devant l'idée que tout se vaut. Même les plus athées s'offusqueraient de voir le service des pompes funèbres intégrer celui du ramassage des ordures. Ainsi des lieux et des objets. Il y a bien un je-ne-sais-quoi "qui ne se livre pas au premier coup d'oeil" et qui transcende la prose du monde et la géométrie de l'esprit, quelque chose de - lâchons le mot - sacré. Chasser le surnaturel, il revient au galop... Non, sacré n'égale pas religieux. Et évacuer la métaphysique n'équivaut pas à se débarrasser de la croyance. Le sacré sans majuscule est ce dont il est question dans cet essai de Régis Debray : une transcendance sans Dieu, une verticalité qui traverse les âges pour se manifester ici et maintenant. Jeunesse du sacré est une enquête sur ce qui fait lien entre le présent et l'immémorial. Son auteur y analyse les ingrédients du sacré. Tout d'abord, un espace qui circonscrit la sacralité et partant pose une frontière entre le sacré et le profane (profanum : devant, hors du temple) : "tout ce qui dramatise l'accès sanctuarise ; tout ce qui le facilite désacralise", toute la différence entre un palais de justice et un supermarché ; ensuite, du temps pour pérenniser, car le sacré ne se décrète pas, pour preuve : l'échec des temples de la déesse Raison voulus par Robespierre, d'où l'importance du rite, cette "machine à remonter le temps et faire le plein" ; et enfin, parce que "l'union fait le sacré", du collectif nécessaire pour être "en communion" et célébrer avec d'autres participants cette chose qui dépasse chacun individuellement.
Aussi peut-on croire à la croyance sans pour autant tomber dans un mysticisme d'arrière-monde. Régis Debray préfère d'ailleurs la notion de "sacral", "une qualité que nous ajoutons - dans un moment de détresse ou par instinct de conservation - à tels ou tels lieu, objet, personne mais qui peut aussi, à tout moment, s'en retirer sans altérer la chose elle-même".