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La Musardine, trois décennies à faire rougir les lettres

Anne Hautecoeur dirige l'enseigne La Musardine - librairie et maison d'édition - depuis 2021, succédant ainsi à Claude Bard. - Photo EC

La Musardine, trois décennies à faire rougir les lettres

À la fois librairie et maison d’édition, La Musardine s’est imposée depuis 1995 comme le sanctuaire parisien de la littérature érotique. Alors que la librairie célèbre cette année ses 30 ans – et que l’éditeur fêtera les siens l’an prochain –, retour sur l’histoire d’une pionnière de l’érotisme décomplexé, qui a su faire évoluer sa vision du désir et de l’intime au gré des transformations culturelles et sociales.

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Par Élodie Carreira
Créé le 29.07.2025 à 12h04

Dernier vestige d’un style populaire quasi-disparu de la rue du Chemin-Vert, dans le XIe arrondissement de Paris, La Musardine arbore fièrement sa façade rouge carmin, fraîchement repeinte. Sous son emblème un brin suranné, la vitrine donne le ton : ici, les plaisirs sont littéraires, les désirs assumés. À la fois librairie spécialisée et maison d’édition indépendante, l’enseigne créée par Claude Bard a su s’imposer, au fil de trois décennies d’existence, comme un véritable, et désormais unique, temple parisien de la littérature érotique.

Musardine
« La librairie ne pourrait pas survivre si nous n’étions pas éditeur. Tout cela fonctionne comme un écosystème » - Anne Hautecoeur.- Photo LA MUSARDINE

En défendant des textes aussi sulfureux que transgressifs, La Musardine a largement contribué à la désinhibition du rapport au texte érotique. Aujourd’hui, la marque prolonge cette ambition, tout en s’ouvrant à une réinterprétation contemporaine du désir, portée par des récits modernes et engagés ; résultat d’une société marquée par une féminisation et une diversification des regards comme des voix.

Sanctuaire parisien de la littérature érotique

« Avant La Musardine, il y avait Média 1000, une filiale de Hachette spécialisée dans la littérature du désir, et qui prospère encore aujourd’hui au sein de notre catalogue », explique Anne Hautecoeur, directrice de la société parisienne, où elle exerce depuis 2001. À l’époque, Hachette cherche à se défaire du label, finalement récupéré par Claude Bard. Rapidement, l’éditeur envisage d’ouvrir une librairie pour offrir au genre un espace dans lequel se déployer hors des marges. En 1996, un an après l’ouverture du magasin, les premiers livres estampillés La Musardine voient alors le jour.  

"Osez" collection La Musardine
Lancée en 2006, la collection de guides pratiques "Osez" a fait l'objet de plusieurs cessions de droits et a été déclinée, par la suite, en cahier de vacances.- Photo OLIVIER DION

Épaulé par Jean-Jacques Pauvert, figure majeure de l’édition libertaire et premier éditeur du Marquis de Sade en France, Claude Bard met en place « Lectures amoureuses », une collection de poches destinée à accueillir classiques, anthologies et Curiosa. Le début des années 2000 marque néanmoins un tournant dans le développement éditorial de la maison, avec la création du label de bande dessinée « Dynamite ». Si de nombreuses plumes anonymes y cultivent l’art du récit érotique et pornographique, d’autres s’y aventurent avec une liberté décomplexée telles que Milo Manara, auteur des cultissimes Le Déclic et Le Parfum de l’invisible, Alex Varenne (Le Goût des femmes), et plus récemment James LeMay (Norse) ou encore Xavier Duvert.

Vers de nouveaux horizons éditoriaux

La diversification de la maison se poursuit par la suite avec « Osez », collection de manuels d’initiation à la pluralité des pratiques sexuelles, dirigée par Marc Dannam. « Le projet était de créer une collection de sexualité très accessible – d’abord parce que les titres sont au format poche, mais aussi parce qu’il s’agissait de démocratiser les pratiques sexuelles le plus librement possible », décrypte Anne Hautecoeur.

Paul Parent, Ovidie, Marlène Schiappa ou Maïa Mazaurette sont autant d'auteurs et d'artistes à y avoir bousculé les tabous, invitant à l’exploration des fantasmes les plus inavouables. Tant et si bien que la collection cumule aujourd’hui près d’un million d’exemplaires écoulés rien que pour ses éditions tricolores. Après un ralentissement d’activité ces cinq dernières années, « Osez » s’apprête à faire son grand retour à la rentrée, enrichie d’une vaste palette de nouvelles propositions.

Librairie La Musardine
La librairie revendique près de 4000 références, tandis que la maison d'édition compte plus de 1500 titres à son catalogue.- Photo LA MUSARDINE

En 2021, La Musardine franchit une nouvelle étape de son histoire. Alors que Claude Bard quitte ses fonctions de directeur, l’équipe procède à un rachat collectif de l’entreprise. Transformée en Scop, celle-ci est depuis détenue à part égales par cinq des huit salariés qui la compose. « Ce fût non seulement un changement de statut, mais aussi l’affirmation d’un virage éditorial que nous avions ébauché en amont », relate Anne Hautecoeur.  

« On assiste à une forte féminisation de la clientèle et des autrices »

Car cette nouvelle orientation n’est pas totalement étrangère aux bouleversements sociaux et culturels provoqués par le mouvement #MeToo, et la montée en puissance d’un féminisme devenu quasi mainstream. « Il y a eu, depuis, une évolution incontestable du lectorat, mais aussi des auteurs. Pendant longtemps, ces derniers étaient de façon écrasante de nature masculine », décrypte Anne Hautecoeur.

« Aujourd’hui, on assiste à un véritable renversement avec une forte féminisation de la clientèle, mais aussi des autrices », ajoute-t-elle, constatant que « sur la dizaine de textes de littérature publiés ces deux dernières années, seuls deux ont été écrits par des hommes ». Outre la féminisation de la société, la directrice éditoriale justifie également ces changements de paradigmes par la transformation des usages à l’ère de l’ultra-connexion : « Les hommes ont longtemps été les premiers consommateurs – et j’emploie ce terme sciemment – de littérature érotique, dans une démarche d’excitation. Aujourd’hui, beaucoup d’entre eux se sont détournés du livre au profit de la vidéo ».

La Musardine titres
A gauche, un titre tiré de la collection "Prismes", à droite un Kamasutra pour séniors. - Photo LA MUSARDINE

À l’exception, peut-être, de la bande dessinée, secteur bénéficiant de l’intérêt considérable du public masculin pour le manga. « À ce jour, la BD est ce qui fonctionne le mieux dans notre catalogue en représentant près de 60% de notre chiffre d’affaires », acquiesce Anne Hautecoeur, citant notamment la popularité croissante de « Seiko », collection de BD nipponnes créée quatre ans plus tôt. « Cette année, pour notre première participation à la Japan Expo, nous y avons réalisé un chiffre d’affaires trois fois supérieur à celui du festival d’Angoulême alors que la collection n’est composée, pour le moment, que d’une dizaine de titres ! », s’enthousiasme la directrice, ravie d’avoir « réussi à capter un nouveau public », grâce à une offre alternative à celle dominant le marché.

Érotisme versus romance

La maison, qui s’est longtemps distinguée par son rôle précurseur — éditant assez tôt des voix atypiques telles qu’Octavie Delvaux, autrice du best-seller Sex In The Kitchen (qui revient, 13 ans plus tard, à la rentrée avec Sex in Paris), ou Françoise Rey (L’amour en marge, 2012) — a également su faire évoluer sa ligne éditoriale, revendiquant désormais une approche féministe et inclusive. Lancée à l’été 2024, la collection « Prismes », dirigée par Didier Roth-Bettoni, spécialiste des représentations de l’homosexualité et des identités de genre au cinéma, en est l’illustre manifestation. Résolument queer, ses ouvrages, dont Midi-Minuit Sauna de Lucien Fradin ou encore Sling de Laurent Herrou (à paraître le 16 octobre 2025), mettent en lumière la pluralité des sexualités LGBTQIA+.

La non-fiction n’est pas en reste, portée par collection d’essais « L’Attrape-corps », nourrie par les réflexions de Camille Moreau, Octavie Delvaux ou encore Agnès Giard, mais aussi par l’éclectique offre pratique ; rayon auquel trouver, entre autres, un florilège de Kamasutra pour tous les âges ainsi que Les Mots fléchés de Matthieu Vergote, l’un des best-sellers de la maison.

La Musardine - couvertures
Réédition poche de "Sea, sex and sun", "Amour en mer", fiction parue en juin et "21 jours par semaine", nouveauté à paraître fin septembre.- Photo LA MUSARDINE

Quid de la romance ? La maison s’est-elle laissée séduire par sa déferlante ? « À La Musardine, nous faisons des livres qui parlent de corps, de sexualités et de sexe. La subtilité est davantage du côté de la romance et ses déclinaisons », glisse la directrice éditoriale, non sans un soupçon de cynisme. Il faut dire que la maison a lourdement été impactée par l’essor fulgurant de cette nouvelle tendance. D’abord avec les raz de marée Cinquante nuances de Grey et After dans les années 2010, puis « avec le développement de séries à succès — chez Hugo Publishing et ailleurs — qui ont pris toute la place ». La Musardine s’y est bien aventurée un temps, avant d’y renoncer presque aussitôt. « Ce n’est tout simplement pas ce que recherchent nos lecteurs et lectrices », résume Anne Hautecoeur.

Digitalisation et correspondances

Malgré cette nouvelle concurrence et la persistance de certains préjugés - qui tendent notamment à cantonner son image à un érotisme jugé kitsch -, la société (librairie et maison d’édition) affiche aujourd’hui une remarquable vitalité. « La librairie ne pourrait pas survivre si nous n’étions pas éditeur. Tout cela fonctionne comme un écosystème », confie Anne Hautecoeur. Et pour cause, distribuée et diffusée en partie par Interforum, la marque s’appuie aussi sur un solide réseau de ventes directes (en librairie et par correspondance ; canal privilégié par une clientèle attachée à son anonymat) – qui représente près de 50% de son chiffre d’affaires, flirtant aujourd’hui avec les deux millions d’euros. De la même façon, La Musardine a très tôt développé une offre numérique, elle aussi favorisée par un lectorat davantage pudique.

Ce modèle singulier, à la croisée du commerce indépendant et de l’édition engagée, résonne finalement avec l’identité intrinsèque La Musardine. Une enseigne avant-gardiste, au ton délibérément décalé lorsqu’il n’est pas sensuellement insolent, et surtout, résolument novatrice.

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