Cent ans après avoir révolutionné le voyage avec leurs étoiles et leurs itinéraires détaillés dans les Guides Verts, les guides Michelin affrontent leur plus grande mutation. « Notre défi demain ne sera pas de transmettre de l'information, fût-elle précise et fiable », a déclaré Vincent Montagne, président de Média-Participations, qui a repris les éditions Michelin en 2021, lors d’un évènement célébrant le centenaire à l’Automobile Club de France, à Paris, le 20 novembre 2025. « L'information brute appartient désormais aux machines », constate l’arrière-arrière-petit-fils d’André Michelin. Un constat qui résume la problématique existentielle d'un acteur historique face à la disruption numérique.
Un compagnon de voyage
Le rachat par Média-Participations, troisième groupe d'édition français, a marqué un tournant. Après avoir créé ViaMichelin en 2001 – « le premier site au monde à proposer les meilleurs itinéraires, coût du trajet inclus », rappelle Vincent Montagne –, Michelin a dû céder à Google les clés de son innovation. Une « générosité excessive » selon le dirigeant, qui symbolise les errements stratégiques de l'ère digitale.
Aujourd'hui, ViaMichelin comptabilise 250 millions de visiteurs uniques, mais le guide imprimé reste la deuxième collection du marché derrière Le Routard (Hachette). « Il se vend encore une carte Michelin toutes les quinze secondes », souligne Vincent Montagne. Une performance qui témoigne d'une résistance mais aussi d'une érosion face aux usages numériques.
L'émergence de l'intelligence artificielle constitue la menace la plus récente. « Le pire de l'IA est déjà visible avec la prolifération des faux livres générés en quelques minutes », dénonce le par ailleurs président du Syndicat national de l’édition, qui a attaqué Meta pour « pillage d'œuvres sous droits ».
Philippe Orain, directeur éditorial des Guides Michelin Voyage et Culture, reconnaît que l'IA « marque un tournant nouveau », comparable à celui d'Internet en 2001. Mais il refuse la fatalité. « Nous avons un devoir de pédagogie vis-à-vis des voyageurs pour faire comprendre que certes, ils peuvent demander à ChatGPT de leur concocter un voyage, mais nous, on va leur apporter un compagnon de voyage ».
L'innovation comme réponse, avec une nouvelle collection
La stratégie repose sur le renouvellement éditorial permanent. « On colle toujours à l'actualité, on est en quête de renouvellement constant », explique à Livres Hebdo Philippe Orain, à la direction des guides depuis 2013. L'éditeur lance en février 2026 la collection « Grand Tour », précédée de nouvelles d'auteurs reconnus comme Pierre Adrian ou François-Henri Désérable. « Il s’agit de trouver des passerelles entre les cultures », précise le directeur.
Pour le centenaire, Michelin a publié le 17 octobre France, un voyage curieux et amoureux, qui mêle « cartographie sensible, approches thématiques et city breaks ». Le slogan « 100 ans et toujours curieux » illustre cette volonté de projection. « Dans un monde en perpétuelle mutation, les guides accompagnent les nouvelles façons de voyager avec un regard sur la planète, sur sa fragilité comme sur sa beauté », souligne Jean-Baptiste Passé, le patron de la maison d’édition.
Un rayon sous tension
Philippe Orain reconnaît qu'il « faut vraiment se battre » et anticipe « un recul du marché selon les tendances sur certaines destinations ». Mais il mise sur la « prime à l'innovation ». En 100 ans, les guides verts ont connu différents bouleversements du marché, tels que l’arrivée du Routard dans les années 1970, le web 2.0 en 2000 et la consolidation du secteur.
Selon lui, la prescription physique reste déterminante. « Quand on met le livre dans les mains des nouvelles générations, tous disent "c'est génial, heureusement que je l'avais". Mais en revanche, si on ne le leur avait pas mis dans les mains, peut-être qu'ils ne l'auraient pas pris », constate-t-il.
Repositionnement éditorial et culturel
« Ce qui fera la différence, c'est la capacité des créateurs à incarner une voix singulière, une tonalité, un parti pris », théorise Vincent Montagne, estimant que « la subjectivité du choix restera toujours l'apanage des créateurs ». Une analyse qui repositionne le guide comme objet éditorial à forte valeur ajoutée, loin de la simple agrégation d'informations.
La pandémie a paradoxalement renforcé cette approche. « Nous constatons une prise de conscience renouvelée chez nos compatriotes de la beauté de la France », observe-t-il. Les 30 000 sites étoilés répertoriés par les guides constituent un patrimoine éditorial unique, impossible à reproduire par les algorithmes.
« Transformer un déplacement d'un point A à un point B en une véritable initiation » reste la mission des guides, selon Philippe Orain. Un positionnement qui renvoie aux origines, quand André Michelin écrivait en 1900 à propos du Guide rouge : « Cet ouvrage paraît avec le siècle et il durera autant que lui ». Le défi du deuxième siècle sera de prouver que cette prophétie peut se prolonger à l'ère de l'IA et des plateformes.
Face aux « sites qui donnent des informations massives et uniformes », Michelin parie sur la dimension littéraire, l'expertise humaine et la prescription qualitative. Un pari qui engage tout un secteur confronté aux mêmes mutations technologiques et économiques.


