De jeunes femmes russes s'adressent à Nicolas Werth. "Nous, pour le même prix, on irait aux Maldives !" Elles ignorent tout du goulag et ne comprennent pas pourquoi l'historien se rend pour deux semaines dans la Kolyma, cet enfer perdu dans les brumes de l'extrême Est, figé par le froid, la misère et l'oubli.

C'est justement pour conjurer cet oubli que Nicolas Werth a débarqué un jour d'août 2011 à Magadan. Deux degrés au-dessus de zéro et 100 000 habitants. Il est venu comme observateur pour accompagner l'équipe de l'association Memorial, une ONG russe qui se bat pour la création d'un musée virtuel sur le Web (www.memo.ru) et pour la sauvegarde de cette mémoire.

Nicolas Werth connaît bien la Russie. C'est un peu sa deuxième patrie, et le russe sa deuxième langue. Son père, Alexander Werth, était un journaliste britannique réputé, né à Saint-Pétersbourg. On lui doit quelques livres importants sur le deuxième conflit mondial comme La Russie en guerre, Leningrad 1943 ou Moscou 1941, que son fils a fait rééditer chez Tallandier.

Après huit ans comme correspondant de guerre, Alexander Werth s'est installé à Paris. C'est là qu'est né Nicolas, en 1950. Après de solides études à l'Ecole normale supérieure de Saint-Cloud, il retourne en URSS. Il enseigne quelque temps le français à Minsk dans les années 1970, puis dans d'autres villes du monde. Il a vécu une dizaine d'années en Russie, où il fut attaché culturel à l'ambassade de France durant la perestroïka.

En 1990, il publie une Histoire de l'Union soviétique, reprise dans la collection "Quadrige" aux Puf le 24 octobre. Elle est traduite en russe l'année suivante. Comme il n'y avait pas d'autre manuel postsoviétique à l'époque, le sien devient vite la référence et s'écoule à plus d'un million d'exemplaires. Nicolas Werth n'est donc pas inconnu au pays des soviets. Il est même un des auteurs de L'histoire du goulag stalinien, une somme de sept volumes parue en 2005 aux éditions Rosspen à Moscou.

Depuis Etre communiste en URSS sous Staline (Gallimard, 1981), ce directeur de recherche au CNRS (Institut d'histoire du temps présent) a consacré l'essentiel de ses travaux au stalinisme et à la violence étatique. Il a participé en 1997 au Livre noir du communisme en prenant ses distances sur la comparaison faite avec le nazisme. "On connaît bien les mécanismes du nazisme mais on ignore encore ceux du stalinisme. Or c'est indispensable pour comprendre la Russie d'aujourd'hui, celle de Poutine, celle de ces Russes qui à la différence des Allemands n'ont pas réglé leur compte avec leur passé."

Sobre et pudique

Et visiblement, la Russie actuelle ne souhaite pas faire cet effort. Le 20 novembre 2012, une loi fédérale sur les "agents étrangers" entrera en vigueur. Elle cible ouvertement les organisations à but non lucratif comme Memorial, qui bénéficient de soutiens financiers étrangers et s'intéressent un peu trop à ce passé qui ne passe pas.

Nicolas Werth parle sobrement. Il est comme son livre : pudique. Dans La route de la Kolyma, il laisse passer les voix des grands auteurs comme Guinzbourg ou Chalamov, mais aussi celles des témoins encore vivants rencontrés lors de ce voyage au Far East. Ce qui compte, c'est de retenir la parole de ceux qui ont vécu cet enfer, ces survivants des camps, comme Dimitri Vitkovski dont il a préfacé Une vie au goulag, un récit autobiographique inédit en français auquel Soljenitsyne lui-même se référait.

Nicolas Werth n'en a pas fini avec l'extrême brutalité du stalinisme, avec cet "Etat contre son peuple", comme il l'écrivait dans le Livre noir. Il travaille maintenant sur les grandes famines des années 1930, principalement en Ukraine, qui ont fait quelque six millions de morts. Bien plus que les deux millions de ce goulag qui a tout de même vu passer un adulte sur six, soit 20 millions de Russes !

"C'est pour cela qu'il n'y a pas de frontière entre le camp et le reste. On n'a pas moins faim dehors que dedans. Le camp est partout. Il installe une sorte de zone grise qui influe sur toutes les existences." Un drame quotidien qui affleure dans ce carnet de voyage d'une rare force. Ce qu'un vieillard de 82 ans résume d'une formule lapidaire : "Le Goulag, il est dans nos gènes."

La route de la Kolyma, Nicolas Werth, Belin, 200 p., 20 euros, ISBN : 978-2-7011-6416-8
Une vie au goulag, Dimitri Vitkovski, préface de Nicolas Werth, traduit du russe par Véronique Meurgues, Belin, 150 p., 15 euros, ISBN : 978-2-7011-6441-0. En librairie le 15 octobre.

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