La magie de la technologie nous conduit à Buenos Aires, où vit aujourd'hui Émilienne Malfatto. Blottie dans un pull crème, cette nomade généreuse, intègre et pudique, aime cette terre blessée, où elle enquête sur la dictature argentine. Elle s'est imposée avec des reportages écrits ou photographiques audacieux et a été récompensée par le prix Albert-Londres pour Les serpents viendront pour toi (parution en poche en août chez J'ai Lu) - et par le Goncourt du premier roman pour Que sur toi se lamente le Tigre (Éditions Elyzad). On décrit cette étonnante trentenaire comme une aventurière, mais Émilienne Malfatto semble plutôt attirée par la complexité humaine, qu'elle ne cesse de scruter à travers son œil ou sa plume aiguisés. Cette curiosité lui vient de l'enfance, mais elle "étai[t] si naïve" face aux filles malfaisantes à l'école. "Quelle violence inouïe !" Se sentant différente, elle sait d'emblée qu'elle "n'entrera jamais dans la meute". Son "envie d'ailleurs" se présente à la maison, où "c'était open bar quant à la culture, aux livres ou aux films. La lecture reste mon refuge." Malgré leurs conditions modestes, ses parents l'entraînent en voyage en Iran, Ouzbékistan ou Amérique du Sud. Émilienne parle d'ailleurs l'italien, l'espagnol, l'anglais et l'arabe. Alors qu'elle envisageait des études médicales, on lui suggère Sciences Po à Poitiers. "J'y ai détesté l'aspect élitiste." Inclassable, Malfatto sort du lot et devra tracer sa voie. Direction Bogotá, où elle étudie à l'Université nationale de Colombie. Repérée lors d'un stage à l'AFP, elle entre au quotidien El Espectador, puis au bureau moyen-oriental de l'agence. Sa vocation de reporter est née. "On ne peut pas changer le monde, mais on doit témoigner pour sortir du silence et de l'obscurité." L'Irak constitue l'un de ses terrains préférés. Elle découvre l'hospitalité et l'adrénaline de la guerre. "Je me suis pris des claques, mais quelle leçon d'humilité. Photographe de l'intime, je suis transformée par chaque reportage."
"Chacun a sa vérité", affirme Émilienne qui la fouille de façon nuancée. "Impulsif, mon rapport à la fiction équivaut à un vomi (rires). Écrire [ce roman], en une semaine, m'a permis de tourner la page de la guerre, dont on ne sort pas indemne même si on y va par choix." Ce petit livre lyrique, d'une force rare, nous immerge dans une ville dévastée. Un colonel s'y astreint à sa tâche quotidienne : torturer des prisonniers. Jusqu'où va l'obéissance au nom d'une idéologie ou de la survie ? "J'ai peut-être une conception trop positive de l'Homme, mais je crois que derrière tout salaud, il y a une histoire. Comment devient-on un monstre ?", s'interroge l'autrice. Insomniaque, elle prête ce trait au colonel qui se heurte, toutes les nuits, aux fantômes de ses victimes. Si Émilienne est "obsédée par la lumière", elle décrit parfaitement les ténèbres. Sa vie l'a toutefois conduit vers la résilience. "Il existe des gens qui s'effondrent, or d'autres se relèvent car ils n'ont pas le choix. C'est fascinant." Un mot qui lui sied à merveille.
Le colonel ne dort pas
Éditions du sous-sol
Tirage: 20 000 ex.
Prix: 16 € ; 112 p.
ISBN: 9782364686649
bio Emilienne Malfatto
1989 Naissance en France. 2007 Installation en Colombie. 2011 Stagiaire à l'AFP, elle suit les cours à distance de l'école de journalisme de Sciences Po Paris avant de rejoindre l'AFP Moyen-Orient. 2020 Ses multiples voyages en Irak lui inspirent des reportages, des expos et un premier roman Que sur toi se lamente le Tigre (Éditions Elyzad). 2021 Prix Goncourt du premier roman et prix Albert-Londres.