Olivier Forcade, professeur d’histoire à l’université de la Sorbonne, a publié récemment chez Fayard un essai remarquable sur La Censure en France pendant la Grande Guerre.
Il y précise d’emblée que, de 1914 à 1919, « à période exceptionnelle, attitude exceptionnelle : de droite ou de gauche, le patriotisme exigeait un soutien indéfectible au gouvernement. » Il ajoute : « La propagande à ses côtés, la censure républicaine a occulté l’ampleur des destructions et des pertes, imposant silences ou vérités tronquées. Le sang coulait, l’encre était sèche ».
Son analyse permet de mieux penser les états d’urgence et les auto-censures (par exemple, dans les médias, du nom ou des photographies des « terroristes ») qui agitent les temps belliqueux que nous vivons.
Il explique, ainsi que, « dès les premiers jours d’août 1914, les pouvoirs publics et l’armée censuraient largement les informations diplomatiques et militaires à l’ensemble des agences de presse et des journaux. Prévu pour une brève période, ce contrôle préalable a étendu rapidement son empire à la vie politique, aux institutions et à tous les faits de guerre. Affaires de corruption, grèves, mutineries, révolution russe avaient disparu comme par enchantement ».
Censure, crise et dérèglement
Oliver Forcade consacre un chapitre conséquent à « la censure de la pensée et du livre ». Et remarque que « certaines œuvres ont été frappées d’une censure sévère, d’autres sont passées au travers au point qu’on peut s’interroger sur les ressorts du dispositif. Mais cette politique ne doit pas masquer l’idée que la majeure partie des oeuvres paraissent en n’étant touchées que par des suppressions mineures. L’intégrité d’un livre peut néanmoins être affectée par une censure légère ».
Notons que, en sus de la censure, il faut compter sur la crise du papier et le « dérèglement » de l’industrie du livre.
Après les batailles de Verdun et de la Somme, la censure s’en prend aux manuscrits réalistes ou trop détaillés. Au fur et à mesure, seront sur la sellette les livres qui traitent des pertes, des gaz asphyxiants, des blessures de guerre, mais aussi de la propagande anti-allemande. Citons aussi « les récits d’opérations militaires pouvant donner des informations précieuses à l’ennemi sur des théâtres de combat », les « analyses diplomatiques parmi lesquelles la question des nationalités, les questions de politique intérieure » ou encore les « manuscrits portant autant sur les conditions de vie à l’arrière, morales et économiques », ainsi que « les romans populaires » et les « récits de faits divers, d’analyse sur les Eglises et la religion dans la guerre, du rôle de l’Eglise catholique et du prêtre combattant dans la société française ».
Les livres sur les enfants (tel L’Ecole primaire et les leçons de la guerre) ne sont pas à l’abri. Le lecteur découvre par le menu les censures plus ou moins importantes subies par Roland Dorgelès, Maurice Genevoix, Romain Rolland, mais aussi Charles Maurras.
Le cas Apollinaire et ses curiosités érotiques
Reste le cas de Guillaume Apollinaire, qui entre au « service des livres » en juin 1917 et aura le soin d’examiner 46 ouvrages durant cette même année.
Cocasse situation. Rappelons en effet que, avant-guerre, Guillaume Apollinaire n’est pas seulement l’auteur inoubliable d’Alcools, des Poèmes à Lou ou des Calligrammes ; il se révèle aussi un formidable dénicheur de curiosa, un traducteur et un auteur génial de romans érotiques. Il est même une espèce de mythe - n’ayons pas peur des mots ! - pour les connaisseurs.
Nombreux sont ceux qui sont allé jusqu’à lui attribuer l’écriture des Exploits d’un jeune Don Juan, roman érotique publié dans la première décennie du XXe siècle sous couverture muette et narrant l’initiation sexuelle d’un adolescent au cours de joyeuses vacances bucoliques. En réalité le livre est une traduction d’un texte allemand paru en 1900 sous le titre enchanteur de Lubricités enfantines.
C’est lui en revanche qui, en 1913, avec ses complices les auteurs et poètes Fernand Fleuret et Louis Perceau, établit le premier catalogue de l’Enfer de la Bibliothèque nationale. Constitué de trois cent cinquante références, l’ouvrage plonge dans les bas-fonds proscrits et riches de fantasmes de la Bibliothèque nationale.
À vingt ans, en 1900, Apollinaire écrit Mirely ou le petit trou pas cher, fantaisie cochonne diffusée sous le manteau et dont les ventes étaient censées garnir ses poches désespérément trouées. Mais si le jeune homme a effectivement mis une partie de son imagination au service de la littérature érotique pour arrondir ses fins de mois, il faut croire que ses motivations n’étaient pas exclusivement pécuniaires et qu’elles répondaient aussi à de véritables inclinations artistiques.
Et, à partir de 1908, il dirige une collection à l’enseigne de la Bibliothèque des curieux, 4, rue de Fürstenberg, consacrée aux « œuvres les plus remarquables des littératures anciennes et modernes traitant des choses de l’amour ». Il y publie une vingtaine d’ouvrages d’auteurs comme L’Arétin, Sade, Mirabeau, Nerciat, Baffo, etc., qu’il accompagne d’introductions savantes et parfois conséquentes – près de 150 pages pour Fanny Hill.
Il y a aussi ses propres productions, qui n’ont pas à rougir – et font en revanche monter le rose aux joues des lecteurs ! – de celles de ses prédécesseurs. Ainsi, à côté des Poèmes secrets à Madeleine (édition pirate en 1949), figure en excellente place les Onze Mille Verges ou les amours d’un hospodar.
Les tribulations érotiques de Mony Vibescu, prince roumain lancé à la conquête de la dévergondée Culculine d’Ancône, sont publiées en 1907 sous les initiales de G. A. et diffusées sous le manteau.
Le livre est un scandaleux pied de nez au climat pudibond d’une époque dominée par « l’ordre moral », l’entreprise colonialiste et les obsessions revanchardes de la nation, mal remise de l’humiliation de 1871 et motivée par les plus mauvais sentiments pour se lancer dans la boucherie de la « Grande » guerre.