Grand entretien

Julie Gautier, Anne-Sylvie Bameule et Pauline Capitani (Actes Sud) : « Un trépied est ce qu’il y a de plus stable »

La troisième génération d'Actes Sud incarnée par Julie Gautier (directrice générale et membre du directoire), Anne-Sylvie Bameule (présidente du directoire) et Pauline Capitani (directrice des opérations et membre du directoire) - Photo Olivier Dion

Julie Gautier, Anne-Sylvie Bameule et Pauline Capitani (Actes Sud) : « Un trépied est ce qu’il y a de plus stable »

Désormais aux rênes d’Actes Sud, la maison fondée par Hubert Nyssen, la troisième génération incarnée par Anne-Sylvie Bameule, Julie Gautier et Pauline Capitani raconte son ambition d’écrire une nouvelle page tout en conservant l’esprit généraliste et exigeant qui a fait la marque et le succès du groupe arlésien depuis 1978. [Mise à jour le 28 février 2025.]

Par Sean Rose, Jacques Braunstein
Créé le 28.02.2025 à 20h34

Livres Hebdo : Après le fondateur Hubert Nyssen, sa fille Françoise Nyssen et son gendre Jean-Paul Capitani, qui, à sa suite, ont avec Bertrand Py si longtemps dirigé Actes Sud, vous êtes aujourd’hui la troisième génération aux commandes de la maison. Comment cette nouvelle direction s’organise-t-elle ?

Anne-Sylvie Bameule : Nous sommes toutes les trois au directoire : je suis la présidente, Julie [Gautier] est directrice générale et Pauline [Capitani] est directrice des opérations, nous élaborons ensemble notre vision de la maison, chacune apporte sa compétence spécifique. Ensemble, nous formons un trio, comme un trépied qui a pour vocation de porter cette maison. Et un trépied est ce qu’il y a de plus stable.

Quel a été justement le parcours de chacune ?

Julie Gautier : Après des études de mathématiques appliquées à Aix-Marseille Université, j’ai poursuivi au Canada où j’ai obtenu, à l’université de Montréal, un DESS en informatique. Je crois que, en tant qu’« enfants de… », nous avions chacune à cœur de prendre une voie qui nous était propre afin de rejoindre l’entreprise familiale avec une plus grande légitimité. Forte de mes études et d’une expérience au Canada, je suis rentrée en France où j’ai créé ma propre structure, d’une part pour développer un outil de cartographie statistique et d’autre part pour créer la base de données Actes Sud. C’est dans ce contexte que j’ai intégré la maison en 2006 où j’ai continué d’en développer les systèmes d’information et ai assuré la direction de ce service jusqu’en 2015. J’ai suivi en parallèle des études à l’IAE de Montpellier où j’ai obtenu un master en administration des entreprises. À la suite de quoi, j’ai pris la direction administrative et financière de la maison. Et en 2021, je suis devenue directrice générale adjointe au côté d’Olivier Randon, qui nous avait rejoints en tant que directeur général en 2014. Avec le changement de gouvernance, j’ai repris pleinement ce poste.

Pauline Capitani : J’ai débuté par une formation d’ingénieur bâtiment à l’ESTP. Quand je me suis retrouvée à la fin de mon diplôme à faire des études de prix, je me suis dit que ce n’était vraiment pas ce que j’avais envie de faire. Je me suis plutôt orientée vers la gestion de projet dont le meilleur ­enseignement était alors dispensé en Amérique du Nord. Sortie de HEC à Montréal, j’y suis restée pour travailler jusqu’en 2012, qui fut une année tragique pour notre famille, avec le décès de mon petit frère, et la date à laquelle je suis rentrée en France. La question du sens se posait à ce moment-là de manière aiguë et j’ai choisi de revenir dans le monde du livre mais pas directement chez Actes Sud, car je voulais moi aussi faire mes preuves. J’ai commencé chez Union Distribution dans le service d’optimisation des process. Puis, après un détour à la Sodis, je suis revenue à Arles. J’ai commencé en 2016 auprès de Thierry Magnier dans le secteur de la jeunesse que j’aime beaucoup mais, rapidement, le poste que j’occupe actuellement à la production s’est libéré et, au vu de mon goût pour les domaines de la logistique, j’ai saisi cette occasion, prête à en relever le défi. En 2018, j’ai piloté le projet SAP [développement de programmes d’analyse de système]… Depuis janvier2023, je suis directrice des opérations en ajoutant à mes missions la distribution et la gestion de nos librairies.

Anne-Sylvie Bameule, présidente du directoire : « La cohérence du catalogue Actes Sud est forte. Il était important pour nous de mieux l’incarner en présentant toutes les parutions de la maison dans un seul document » 

A.-S. B. : J’avais moi aussi besoin de partir d’Arles. J’ai étudié l’économie aux États-Unis et je suis diplômée de Sciences Po Paris. J’ai toujours eu le désir de rejoindre Actes Sud. Mais mon appétence naturelle pour les lettres a été contrainte par ce soi-disant parcours d’excellence qui passe par les sciences. En France, soit on sait lire, soit on sait compter, les scolarités restent très distinctes. Ainsi, c’est en suivant le chemin universitaire des humanités que j’ai pu réajuster ma boussole personnelle… Le théâtre, une autre de mes passions, allait également me tracer le chemin du retour à la maison Actes Sud. Après cette formation, j’ai donc commencé par travailler à l’AFAA au pôle théâtre, puis au service d’information du gouvernement et enfin à la communication du musée du quai Branly. Finalement c’est par le truchement de l’art – les partenariats et la politique des beaux livres en lien avec les expositions – que je suis arrivée chez Actes Sud en 2009. Puis, sous l’impulsion de ce qu’avait initié Jean-Paul, nous avons créé le département « Arts, nature et société » que j’ai dirigé durant 7 ans.

Du théâtre justement avec Actes Sud-Papiers, qui fête cette année ses 40 ans, à la littérature française ou étrangère… Actes Sud n’a cessé de croître. Vos catalogues 2025 présentent désormais tous vos labels et collections en une seule brochure, est-ce pour marquer un nouveau cap ?

A.-S. B. : Oui. Pour souligner que nous sommes avant tout une maison généraliste, nous voulions un nouveau format, une nouvelle maquette, et une présentation unique, plutôt que des brochures pour chaque segment. La cohérence du catalogue Actes Sud est forte. Il était important pour nous de mieux l’incarner. Nous sommes toutes les trois arrivées jeunes dans la maison. Les générations précédentes, et c’est normal, fonctionnaient avec les codes de leur époque. Olivier Randon, que Jean-Paul et Françoise avaient nommé directeur-général lorsqu’ils ont voulu passer la main, nous a accompagnées – et nous ne lui en serons jamais assez reconnaissantes – pendant cette période de transition. Chez Actes Sud, la culture du compromis est très forte, ce qui est bien mais peut ralentir certaines prises de décision. L’idée de présenter toutes les parutions de la maison dans un seul document avait germé depuis un certain temps dans nos esprits… Et ça s’est enfin concrétisé !

La troisième génération d'Actes Sud incarnée par Pauline Capitani (directrice des opérations et membre du directoire), Julie Gautier (directrice générale et membre du directoire) et Anne-Sylvie Bameule (présidente du directoire)
Pauline Capitani (directrice des opérations et membre du directoire), Julie Gautier (directrice générale et membre du directoire) et Anne-Sylvie Bameule (présidente du directoire) dans les locaux d'Actes Sud- Photo OLIVIER DION

Quelle est cette image que vous souhaitez
impulser ?

A.-S. B. : Les principes fondamentaux posés par Hubert [Nyssen] demeurent notre référence, à savoir la défense d’une littérature qui donne à lire le monde et un bel objet livre, qui est avant tout une invitation faite au lecteur. Par le développement orchestré par Françoise, Jean-Paul et Bertrand, la maison a su affirmer son identité de maison d’édition engagée. Que signifie aujourd’hui être une maison engagée ? En littérature : accompagner nos auteurs, être à leur écoute et porter leurs textes au plus haut. Ce sont eux qui fondent le catalogue d’Actes Sud, sa qualité et sa diversité. Il s’agit aussi de défendre inlassablement des textes, des écritures portés par de nouveaux imaginaires et des voix singulières. Des récits qui se nourrissent de la société et la nourrissent en retour ou des traductions qui nous ouvrent sur le monde. Le domaine étranger d’Actes Sud continue d’être l’un des plus riches et des plus divers (65 domaines linguistiques). Nous sommes par exemple les seuls à avoir une collection entièrement dédiée à la littérature arabe dirigée par Farouk Mardam-Bey (Sindbad). 

Pauline Capitani, directrice des opérations : « Afin d’accompagner efficacement nos textes, l’action doit être cohérente et concertée »

Pour ce qui est des essais, notre conviction profonde est que la complexité du monde, toute forme de savoir, est accessible à tous grâce au talent des auteurs. C’est exactement la proposition de la collection « Mondes sauvages » créée par Stéphane Durand en 2017, et dans laquelle nous nous efforçons de travailler l’accessibilité des concepts, les hybridations et les transversalités, la puissance évocatrice des mots visant à comprendre le monde animal et nos interactions avec celui-ci. De croiser sciences et littérature.Mais ce qui a fait la force de cette maison depuis ses débuts, c’est que l’ensemble de ses choix éditoriaux repose sur la conviction et l’enthousiasme des éditeurs qui composent au quotidien ce catalogue. Actes Sud est une maison indépendante, avoir la liberté de choisir ce que l’on publie est une chance majeure ! Depuis quarante-sept ans qu’Actes Sud existe, la maison est très identifiable – demandez-le aux libraires – grâce à cette exigence éditoriale constante.

Que faire lorsqu’on sait que l’exigence des textes ou le domaine étranger (hormis certains grands écrivains anglophones et autres phénomènes nordiques ou japonais) ne génèrent pas forcément de grosses ventes ?

J. G. : En effet, comment défendre avec autant de force un catalogue dans sa globalité au sein d’un marché extrêmement concurrentiel, et qui tend vers la bestsellerisation ? C’est pourtant bien là notre engagement premier : mettre l’économie au service de la création. Pérenniser l’entreprise dans ses résultats est notre premier gage d’indépendance. Lorsque nous avons pris nos responsabilités, l’entreprise était fragilisée par des résultats trop faibles… Dans un contexte de crises sans précédent (Covid, guerre en Ukraine, énergie…), nous avons été amenées à restructurer l’entreprise avec pour objectif de faire mieux travailler ensemble toutes les équipes afin de mieux accompagner les auteurs et donc mieux porter tous les textes. Nous avons par ailleurs décider d’investir dans le développement d’un pôle numérique.

P. C. : Afin d’accompagner efficacement nos textes vers le public des lecteurs, l’action doit être cohérente et concertée. Actes Sud est devenu, au fil des années, un archipel de maisons d’éditions associées qu’il est important d’accompagner dans leur identité et leur singularité sans qu’elles se fassent concurrence. Nous avons pour cela créé une véritable direction de la diffusion dirigée par Chloé Beaujouan qui permet de mieux coordonner les différents catalogues et ainsi de rendre plus visibles chacune des maisons et les livres publiés.

J. G. : Il nous a semblé également important de fournir un certain nombre d’outils à nos collaborateurs pour qu’ils appréhendent mieux l’économie du livre grâce à un système d’information donnant accès aux données économiques d’un ouvrage. Il s’agit pour chacun d’être capable de comprendre et d’analyser finement à l’aide de ces indicateurs l’économie de chaque titre dans son secteur afin d’en percevoir l’équilibre. Cette logique d’objectifs ne signifie pas qu’il faille sacrifier des genres moins ­commerciaux, mais elle nous force à imaginer des solutions pour mieux accompagner et vendre nos livres.

Julie Gautier, directrice générale : « Cette logique d’objectifs ne signifie pas qu’il faille sacrifier des genres moins commerciaux, mais elle nous force à imaginer des solutions »

Cela signifie-t-il qu’Actes Sud doit réduire la voilure ?

A.-S. B. : Quand on est une maison comme Actes Sud, on est à la fois petit parmi les grands et grand parmi les petits, ce qui, d’un point de vue économique, est une position difficile et fragile. Nous avons connu dix ans de succès incroyables : des prix Goncourt, des Prix Nobel, des best-sellers ! Durant cette décennie phénoménale, la maison a beaucoup grandi. Puis la crise a frappé de plein fouet. Avec la flambée des prix des matières premières due à la guerre en Ukraine, il y a eu jusqu’à 100% d’augmentation pour certains papiers !

J. G. : Il a donc fallu se réorganiser pour qu’Actes Sud reste Actes Sud. En 2022, nous avons réduit de 25% le nombre de parutions et nous avons du lancer un plan de sauvegarde de l’emploi. Nous avons pris le temps qu’il fallait pour accompagner du mieux possible les départs, en veillant à la qualité permanente de notre dialogue avec les instances représentatives. Cet accord a d’ailleurs été signé par la CGT… Ce redressement a déjà porté ses fruits : en 2024, notre chiffre d’affaires a progressé de 11,3%. En librairie nous sommes à +2% d’office, +9% de réassort et -7% de retour. Avec une progression pour les poches de 10% depuis deux ans. Pour revenir sur notre taux de retour, c’est un indicateur important, dans la mesure où il résulte d’une juste détermination des tirages et d’une mise en place en bonne quantité et au bon endroit, ce qui fait partie d’une optimisation vertueuse, bonne pour l’entreprise et pour l’environnement.  

P. C. : Le travail que nous avons initié sur le cycle de vie du livre, sur l’amélioration de la transversalité entre les différents services et la mise à disposition d’outils nous connectant à la réalité, permet de nous conformer à notre principal objectif qui est d’assurer la pérennité économique de notre maison, d’assurer ainsi notre indépendance et donc notre liberté éditoriale.

A.-S. B. : Le monde se polarise énormément, créant des acteurs globaux de plus en plus gros et puissants maîtrisant toute la chaîne médiatique. Dans ce contexte, nous avons besoin de réaffirmer au quotidien le rôle profondément politique de la littérature et le rôle émancipateur de la lecture. Nous avons la chance en France de disposer d’un réseau incroyable de librairies. Il est important de le soutenir car il constitue un maillage fondamental appuyant la démocratie et la diversité culturelle. 

 

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