Dans quel état d'esprit abordez-vous la rentrée ?
Nous retrouvons nos marques, enfin ! Le rythme normal de la vie littéraire reprend. Nous avons pu faire nos réunions de rentrée, rendez-vous très attendu des éditrices et des éditeurs de nos maisons. Les équipes de représentants sont sur le terrain, livres en mains, et ont pu échanger avec les auteurs. Malgré les nouvelles inquiétudes conjoncturelles qui se font jour, c'est l'enthousiasme qui domine, le plaisir de pouvoir présenter et défendre dans de bonnes conditions nos programmes, avec de belles promesses.
Votre groupe a cependant bien traversé ces deux années de pandémie.
Après une baisse d'activité contenue à 2 % en 2020, Madrigall a connu un vrai développement d'ensemble en 2021 avec une croissance de 12 %. Au premier semestre de cette année, nous restons au-dessus de 2019, année de référence hors Covid, malgré un creux de fréquentation en librairie au printemps. Nous n'en sommes plus à rattraper des retards de programmation. Et j'ai sensibilisé tous les dirigeants du groupe à la question de la surproduction. Chez Gallimard, par exemple, nous nous en tenons à douze titres pour la rentrée, dont trois premiers romans.
Quelles leçons tirez-vous de la crise sanitaire ?
Au vrai, notre secteur a été plutôt protégé, avec un rebond évident de la lecture pendant ces mois de contraintes sanitaires. Qui aurait pu prédire une telle croissance de la filière, se manifestant en particulier par l'augmentation de plus de 30 % du chiffre d'affaires de Gallimard Jeunesse en 2021, comparativement à 2019, ou par les très bons résultats de Casterman ou de J'ai Lu ? La pandémie a montré que le livre, avec toutes ses vertus, était vraiment un véhicule de résilience sociale ; mais aussi que les maisons d'édition, comme l'ensemble de la filière, avaient des fondamentaux solides et une forte capacité d'adaptation. Le socle est bon, pour le profit de tous.
Bien sûr, nous avons transformé plusieurs de nos outils de travail pour mieux travailler en commun à distance, pour mieux gérer les données et la communication. L'équipement informatique des salariés a été renforcé, avec des outils permettant le déploiement du télétravail dans les maisons, d'un à deux jours selon les situations et les organisations. Les équipes de Flammarion ont pu s'installer début juillet dans un immeuble réaménagé à neuf au 82, rue Saint-Lazare, à deux pas de la gare, non loin de Casterman, mais aussi de l'immeuble d'habitation d'où mon grand-père a orchestré en 1911 les débuts de notre maison. Avec mes filles, j'ai tenu à cette installation au cœur de Paris, si importante pour une grande maison de littérature générale comme Flammarion. Avec l'alternance des temps de présence au bureau, nous avons pu retenir cette option, malgré des locaux moins vastes et un nombre de bureaux individuels moins nombreux que dans la précédente implantation. C'est un site formidable, un peu hors norme, où les auteurs auront plaisir à venir rencontrer nos équipes.
Le bilan de la pandémie, c'est aussi la lecture « cause nationale », la librairie reconnue comme commerce essentiel, le Pass Culture, et un plan de relance à la hauteur des besoins de la filière... Il faut rendre hommage au président de la République et aux ministres de l'Économie et de la Culture qui ont œuvré en ce sens, en soutien à l'offre comme à la demande. Quelque 120 nouvelles librairies se sont créées, dont beaucoup de petites, ce qui exprime la volonté de nombreux libraires d'être leur propre patron, d'investir dans le commerce du livre. La librairie est le lieu par excellence de la mise en valeur de nos catalogues. C'est pour cela que j'ai voulu renforcer notre soutien à ce maillon de la chaîne, en optant au sortir de la crise pandémique pour une remise minimale à 36 %, en lien étroit avec le Syndicat de la librairie française et sa présidente, Anne Martelle. Je tenais à donner ce signal à la filière.
Mais, pour la rentrée, les incertitudes sont nombreuses.
Baisse du pouvoir d'achat ? Crise sociale ? Tension politique ? Extension de la guerre ? Ce qui est certain, c'est qu'on assiste à une hausse de tous les prix, à commencer par ceux du transport. Folio, qui imprime en Espagne, a pu être confronté à la pénurie de camionneurs, dont une partie, Ukrainiens, sont repartis auprès des leurs. Nous avons des inquiétudes sur le renchérissement et l'approvisionnement en matières premières, le papier, le carton, l'énergie, les plaques d'impression, les composants électroniques des livres interactifs. En Jeunesse, nous enregistrons des retards sur nos productions délocalisées en Chine, comme les imagiers sonores. Nous devons ralentir certains projets de livres illustrés, ajuster nos tirages au plus près pour les nouveautés comme pour les réimpressions. Nous ne sommes pas encore dans une économie de guerre, bien sûr, mais il y a de nombreux points d'interrogation. Et nous devons être plus attentifs que jamais sur la gestion de notre activité et le sacro-saint rapport prix/tirage.
Dans quelle mesure augmentez-vous vos prix ?
D'environ 5 % en général. Autour de 3,5 % pour le poche, mais jusqu'à 25 % dans l'illustré, en jeunesse et beaux livres. L'impact est moindre en littérature.
N'est-il pas inquiétant de voir la production en titres, après un net recul en 2020, retrouver dès 2021 son niveau antérieur ?
Dans les deux dernières années, nous avons observé une baisse très nette des retours, d'environ 5 points chez Madrigall. La hausse de la fréquentation des librairies a permis un très bon niveau d'écoulement du fonds et nous avons publié moins de nouveautés, du fait de leur ajournement. Ce phénomène est lié aux circonstances, bien sûr ; mais nous allons en tenir compte, dans le prolongement de ce qui a été fait ces dix dernières années. Chez Madrigall, nous avons en effet réduit la production de 10 % de 3 300 à 3 000 nouveaux titres. La hausse de 33 % de nos ventes en jeunesse est corrélée avec une baisse du nombre de publications. Nous prenons donc notre part à ce qui devrait être un mouvement d'ensemble, à savoir la modération de l'activité de production éditoriale, sa meilleure adaptation aux capacités réelles de diffusion. Pour autant, la liberté de publication doit demeurer un principe non négociable. Je ne sortirai jamais de cette ligne.
Le livre numérique sort-il renforcé de la crise sanitaire ?
Ses ventes ont augmenté de près de 30 % pendant la crise, avec des pics très forts d'achats et d'emprunts, mais c'était ponctuel. Nous avons passé un petit palier de consommation, mais qui ne me semble pas correspondre à une adoption massive de la lecture numérique par les Français. Mais nous maintenons nos investissements et notre politique de partenariats commerciaux, avec l'objectif de proposer la plus large diffusion de nos catalogues, tous secteurs confondus, en numérique. Madrigall a par exemple pris récemment des positions dans la diffusion des revues et des livres numériques en bibliothèque, en montant au capital de Cairn auprès d'autres éditeurs. Nous avons également accompagné, avec Média Participations, la restructuration capitalistique de De Marque au Québec, partenaire historique de notre plateforme Eden Livres. Et De Marque a acquis Cyberlibris il y a quelques mois.
Qu'attendez-vous de Flammarion, à la tête de laquelle vous avez nommé, le 11 juillet, Sophie de Closets ?
Beaucoup de bien, naturellement ! Des maisons comme Gallimard ou Flammarion ont un champ d'activité très large, de la littérature de création au roman plus grand public, en passant par les essais, les livres de référence en sciences humaines ou le secteur Jeunesse. La grande différence est toutefois que la maison Gallimard est née comme un comptoir d'auteurs réunis autour d'André Gide et Paul Claudel, quand Flammarion, maison de librairies plus ancienne d'environ trente ans, s'est fondée autour d'un fort tropisme vers le public, avec la démocratisation et la féminisation de la lecture, la diffusion large de la connaissance et la vulgarisation scientifique, le triomphe de l'illustration... Même atténuée dans l'histoire, cette différence culturelle est essentielle.
C'est une très grande richesse pour le groupe ; il faut s'y appuyer. Avec l'arrivée de Sophie de Closets, nous allons pérenniser la littérature de création et accentuer cette tradition d'une édition populaire de qualité, entretenant un lien fort avec les questions du temps présent, grâce à un développement des documents, une orientation plus marquée encore vers le pratique et l'art de vivre. Je tiens aussi à ce que nous mettions en place chez Flammarion un système de direction plus centralisé, s'appuyant sur ce que le groupe peut lui offrir en termes de gestion et d'outils. Un tel pilotage est indispensable pour une aussi grande maison.
Gallimard Jeunesse fête cette année ses 50 ans. Quelle signification donnez-vous à cet anniversaire ?
Nous fêtons cette année les 50 ans de Gallimard Jeunesse, de Folio et, avec un an de décalage pour cause de Covid, de la Sodis... Ce sont des piliers du groupe, dont nous devons la création à Claude Gallimard, et dans lesquels nous continuons d'investir. Le formidable essor de Gallimard Jeunesse, qui aurait enchanté Pierre Marchand, est l'une de nos grandes satisfactions collectives. Nous avons en projet de nouvelles collections et, tout en restant plus que jamais l'éditeur d'Harry Potter, nous continuons de promouvoir la littérature jeunesse française de création.
Nous étendons la diffusion numérique des œuvres pour les plus jeunes, avec notamment un partenariat avec Yoto permettant aux enfants de découvrir notre catalogue sur une enceinte interactive. L'édition, c'est comme le jeu d'échecs : il faut savoir être en avance de plusieurs coups. C'est ce que nous faisons avec la Jeunesse, en développant nos marques (Casterman, Flammarion, Giboulées, les Grandes Personnes), en en créant de nouvelles comme avec La Partie depuis août 2021, en rachetant cette très belle maison qu'est Sarbacane. Il faut savoir diversifier les rythmes, les lieux, être en mode start-up tout en animant un fonds. Ce sont de petits réglages ; et c'est ce que j'aime dans l'exercice de mon métier.
Le groupe se doit d'avancer, en se diversifiant comme en renforçant ses points forts. Ainsi du rachat des Éditions de Minuit, fort de la confiance d'Irène Lindon et de nos liens historiques entre nos deux entreprises ; ainsi de la reprise récente de la maison de Viviane Hamy ou, dans le domaine du poche, du rachat des parts d'Hachette dans J'ai Lu.
Les investissements dans la distribution, de même que notre organisation commerciale, doivent se mettre à la hauteur de ces développements éditoriaux. Nous menons un programme d'investissement chez UD, avec en particulier l'acquisition de GTM (Goods to Man), comme à la Sodis. Une façon d'améliorer notre efficacité au service de la librairie et de répondre aussi à des tensions sur le marché de l'emploi. Nous avons aussi réorganisé notre structure de diffusion, avec le rapprochement de la Sofedis et du CDE.
Vous vous êtes très fortement engagé, dès la fin de l'année dernière, dans le combat contre la fusion Hachette-Editis. Êtes-vous satisfait de la décision de Vivendi de revendre Editis sous forme d'une distribution-cotation ?
Ce projet de revendre Editis sous forme de distribution-cotation, avec un noyau dur constitué par la cession d'actions appartenant au groupe Bolloré est pour le moins peu clair. On peut se poser la question de savoir si Vivendi tente d'éviter la constitution d'un vrai numéro deux. Quelle sera la valeur d'Editis après l'opération ? Y aura-t-il des loups cachés dans les repreneurs ? Il est évident que la Commission sera amenée à se saisir de ces différentes questions avant d'autoriser une telle opération.
Ne regrettez-vous pas un découpage, qui vous aurait permis de reprendre telle ou telle partie de l'ensemble ?
Je n'ai pas de regrets sur l'absence de découpage. Je ne vois pas bien comment il aurait été possible compte tenu de la forte organisation interne (édition / distribution) des deux groupes. Il faut arrêter de nous racheter les uns les autres. Les éditeurs ne sont pas des enzymes gloutons. C'est contraire à notre métier. Depuis le début, mon engagement sur ce dossier a toujours été motivé par le souci de préserver l'équilibre de la filière et l'ouverture de son marché.
Après que le Syndicat national de l'édition (SNE) n'a pas signé, au printemps, l'accord négocié avec les auteurs, comment voyez-vous la reprise des discussions ?
La situation n'est pas bloquée. Nous sommes d'accord sur les cinq points fixés au printemps, après quelques ajustements qui étaient nécessaires et une consultation des membres du SNE. Sur la rémunération, la discussion est plus délicate. Je tiens à l'esprit de concertation et à la juste rémunération ; mais comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, je pense que personne n'a à gagner, et en premier lieu le lecteur, à une dérive du droit d'auteur vers le droit du travail. Dans le cadre du contrat d'édition, la rémunération de la cession d'une œuvre littéraire doit rester attachée à son exploitation, à son succès commercial. La péréquation est le vrai moteur de la diversité littéraire et de l'innovation éditoriale.
Bien sûr, nous devons maintenir une ligne de discussion avec les auteurs. Si tous les éditeurs font des efforts sur la reddition des comptes et la transparence, nous pourrons restaurer un climat de confiance. Chez Madrigall, nous lançons en octobre un portail auteurs, « Mon compte auteur », donnant accès aux estimations GFK pour les deux dernières années et aux ventes nettes pour les précédentes. Les auteurs y trouveront leurs relevés de droits, leurs avis de virement et, par la suite, les données sur les cessions. Il y a aussi une vraie volonté du SNE pour construire, en lien avec la gouvernance de Dilicom, un outil mutualisé de booktracking [suivi des ventes, ndlr], soutenu par le président du syndicat Vincent Montagne, celui du Cercle de la librairie, Denis Mollat, et moi-même.
Mais Hachette et Editis ne se sont pas prononcés en ce sens.
Editis s'abstient dans la circonstance présente.
Au-delà, ne faudrait-il pas mutualiser la distribution, dont l'efficacité a été mise en cause aux Rencontres nationales de la librairie à Angers et qui concentre la marge des groupes ?
Il est vrai que, dans l'idéal, la marge devrait être plutôt chez les éditeurs, chez les libraires et non chez les distributeurs, même si la capacité d'investissement est indispensable. D'ailleurs, par le jeu de la concurrence, les profits sont aujourd'hui moins logés dans la distribution que par le passé. Mais une mutualisation est impossible à court et moyen terme. Aucun groupe ne voudra renoncer à sa distribution dont la maîtrise, en lien avec la diffusion, conditionne la visibilité des catalogues. L'histoire de notre filière en a voulu ainsi.
Qu'attendez-vous du nouveau gouvernement et de la nouvelle ministre de la Culture ?
J'attends qu'il agisse en faveur du règlement des questions sociales liées au statut des auteurs. J'attends qu'il réfléchisse sérieusement, en lien avec les acteurs de la filière, au développement du marché de l'occasion et aux revenus accessoires des auteurs. J'attends un dialogue le plus concret possible avec les outils interprofessionnels comme le Bief, que je préside, notamment pour venir en soutien des librairies francophones à l'étranger. Nous devons nous mobiliser sur ce sujet, dans une approche public/privé. Je souhaiterais aussi, en tant que président depuis dix ans des Petits champions de la lecture, que cette opération en plein essor puisse toucher les jeunes Français de l'étranger via les Instituts français.
Enfin, j'attends que, à l'occasion d'une révision de la loi de 1986 encadrant la concurrence et le maintien de la pluralité dans les médias, le secteur de l'édition puisse être pris en compte, cumulativement avec la presse, la radio et la télévision. Une OPA comme celle de Vivendi sur Lagardère ne devrait pas être possible. Il n'est pas normal que nous soyons obligés de prendre le Thalys pour nous y opposer. C'est typiquement un sujet dont doit se saisir la nouvelle assemblée, afin de préserver la diversité de la culture écrite française et son rayonnement à l'étranger.