Dans « La naissance de la tragédie »
[1], Friedrich Nietzsche oppose (pour faire vite), en parlant de l’origine musicale de la tragédie, deux forces fondamentales, qu’il présente comme des attirances contraires, le dionysiaque et l’apollinien. Pour servir notre propos, disons que le premier représente le vaste, l’erratique, l’insaisissable, le sensitif, l’inspiré ; et le second l’ordonné, le classique, le rationnel, le mesuré. Pour Nietzsche, le premier est lié à l’Asie centrale et au Moyen-Orient, tandis que le second serait propre au supposé « génie » occidental.
Désormais considérés avec nostalgie, les premiers temps du web, surtout après l’invention des moteurs de recherche, pourront sembler dionysiaques. Là où l’interrogation en ligne des catalogues de bibliothèque, des bases de données bibliographiques, et même des premières et balbutiantes bibliothèques numériques, pouvait amener son lot de déceptions, l’utilisation des premiers moteurs de recherche générait
toujours des réponses. Les bibliothécaires, comme souvent, furent les premiers à alerter sur le fait que ce qu’on trouvait ne correspondait pas obligatoirement à ce qu’on cherchait, et que la qualité des informations (on ne parlait pas encore de « fake news ») n’était pas toujours au rendez-vous. Mais l’engouement, depuis lors jamais démenti, pour la recherche par ce biais ne fit que se développer, et il y eut bientôt un mot pour désigner le fait de trouver ce qu’on ne cherchait pas – et de s’en contenter quand même.
La « sérendipité » fut, au début du XXIème siècle, LE concept documentaire à la mode. Comme souvent avec le numérique, tout est affaire de
storytelling, et celui de la sérendipité veut que le mot, qu’on peut
grosso modo traduire par « heureuses coïncidences », fut mis en valeur dès 1954 par l’illustre psychologue Henri Piéron. Il aurait été créé en 1750 par Horace Walpole, à propos d’un conte persan intitulé « Les trois princes de Serendip », qui raconte l’histoire de trois jeunes hommes parcourant le monde et découvrant tout autre chose que ce qu’ils étaient partis chercher – un conte d’initiation en quelque sorte.
Là encore à rebours, et avec le brin de cynisme qu’autorise aujourd’hui l’épistémologie immédiate d’Internet, on pourrait considérer que célébrer la sérendipité était un moyen commode de justifier le fait de trouver tout, et donc n’importe quoi, sur le web. Certes, on peut considérer que la pénicilline a été découverte par sérendipité, mais le concept, pourtant repris abondamment par la profession documentaire, semblait à l’exact opposé de toute la tradition de rigueur imposée à l’indexation des documents pour rationaliser la recherche documentaire – bref, une intention plutôt apollinienne.
La conjonction cette fois non accidentelle de deux avancées numériques majeures – qui restent pour part à avérer – devrait nous faire basculer à nouveau vers l’apollinien – c’est en tout cas l’intention. L’une est sinon connue du moins rabâchée, c’est la notion d’ « intelligence artificielle » (IA), qui devrait « enfin » rendre les machines aussi intelligentes que l’homme (là encore pour faire vite). L’idée pourra faire rire les sarcastiques, qui doutent de l’intelligence humaine, et laisser perplexes ceux qui considèrent que, comme on ne sait pas ce qu’est l’intelligence humaine, il est difficile de la modéliser. Il n’empêche, on ne parle plus que de cela, considérant, pour ce qui nous concerne, que cela pourrait révolutionner les méthodes de la recherche documentaire, surtout liée à l’autre avancée, moins médiatique, du web sémantique.
C’est dès 2001 que
Tim Bernes-Lee, l’inventeur du web (dont on fête ces jours-ci les trente ans), a l’idée du web sémantique. Bernes-Lee propose de remplacer les liens hypertextes univoques (un lien n’est qu’un lien) qui, dès l’origine, sont au cœur de la Toile, par une véritable structuration signifiante des liens, comme «
est le fils de » ou «
est l’auteur de », liens que des programmes spécifiques pourront interpréter pour (dans les cas qui nous occupent) faire la liste des vingt enfants de Jean-Sébastien Bach ou, bien sûr, des œuvres complètes de Friedrich Nietzsche.
Quand les catalogues de bibliothèques, les bibliothèques numériques, le web entier, seront structurés conformément aux standards du web sémantique, les prosélytes du numérique ne doutent pas qu’on puisse faire interroger directement par des moteurs de recherche « dopés » à l’AI des bases de données si gigantesques que, d’une manière borgésienne, elles « représentent » le monde, de façon à trouver
obligatoirement ce qu’on cherche et
uniquement ce qu’on cherche.
Alors que la voix de HAL, l’ordinateur de
2001 A space odyssey, vient de nous quitter
[2], il est permis de ne pas s’enthousiasmer pour un monde où des machines en interrogent d’autres – jusqu’à trouver peut-être, comme Nietzsche, un cheval sur leur route.