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Frais de retard : vers l'abolition des pénalités pour les usagers

Bibliothèque Chauderon, à Lausanne.

Frais de retard : vers l'abolition des pénalités pour les usagers

Constatant que les pénalités pour un ouvrage rendu trop tardivement nuit à la fréquentation des bibliothèques, le mouvement américain Fine Free Library milite pour une gratuité totale des emprunts de livres. En France, les professionnels commencent à lui emboîter le pas.

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Par Léon Cattan ,
Créé le 03.01.2023 à 11h15

Un DVD perdu, un livre qui a pris la pluie ou une bande-dessinée oubliée dans un placard… Quel usager de bibliothèque n’a jamais frôlé ou affronté les pénalités de retard ? S’il ne s’agit que d’un léger désagrément pour certains, le coût d’un oubli ou d’une perte représente une contrainte plus lourde pour les populations les plus précaires. Au point de générer un effet dissuasif et une baisse de fréquentation des bibliothèques. C’est du moins ce qu’avancent les défenseurs du mouvement social américain Fine Free Library, qui milite pour l’abolition des frais de retard depuis 2017.

Répandu de façon éparse sur le territoire, il plaide pour un accès à la culture plus élargi, un message qui a résonné au fil des années jusqu’à gagner le Québec, où 272 bibliothèques ont fini par l’adopter en juin 2021. Soutenu par l’Association des bibliothèques publiques du Québec (ABPQ) et par certains partis politiques de gauche comme Transition Québec, Fine Free Library semble retrouver de l’ampleur après la pandémie de COVID-19. Dès ses débuts, la crise sanitaire avait poussé des grandes villes comme Montréal (Québec), Paris (France) et Genève (Suisse), à lever les indemnités de retard. Néanmoins, cette directive circonstancielle n’est pas encore pérennisée, ni partagée par tous.

Aux Etats-Unis, des moyens inventifs pour remplacer les frais de retard

Sur la scène de son Ted Talk, la bibliothécaire Dawn Wacek replace l’abolition des frais de retard dans la mission plus générale des bibliothèques : ouvrir les portes du savoir à tous les individus nonobstant leur situation socioéconomique, et notamment aux enfants. Elle cite une étude de 1995 menée par Betty Hart et Todd Risley qui met en lumière un phénomène qu’ils nomment « l’écart de 30 millions de mots à partir de 3 ans ». Selon les chercheurs, les enfants issus de familles modestes ou récipiendaires d’allocations entendraient si peu de nouveaux mots qu’ils souffriraient déjà de grosses lacunes à 3 ans. Lacunes qui seraient plus tard des entraves à leur réussite scolaire. Si elles peuvent être palliées par une fréquentation ponctuelle des bibliothèques, certaines familles manifestent des réticences à l’idée d’y inscrire leur enfant, effrayés par la perspective d’accumuler des dettes auprès d’elles à cause de retards ou de pertes. Dans la bibliothèque de La Crosse (Wisconsin, Etats-Unis) où Dawn Wacek travaille, 10 000 usagers ont vu leur compte bloqué à cause de pénalités de retard. 23% d’usagers viendraient des quartiers les plus pauvres.

Plusieurs bibliothèques adeptes du Fine Free Library expliquent leur choix sur leurs sites internet avec des études sourcées et documentées. D’autres expérimentent des méthodes originales pour contourner les pénalités : un système à la Netflix où les usagers doivent rendre leur livre, DVD ou CD pour avoir accès à plus de contenu, le troc, et même des tickets à gratter permettant d’obtenir des réductions d’indemnité. Des « jours d’armistice » où les retardataires peuvent se manifester sans avoir à régler de frais sont également organisés et assez populaires – c’est ainsi qu’en 2017, à San Francisco, un livre fut rendu à une bibliothèque avec pas moins de 100 ans de retard.

Mais pour Dawn Wacek, ces méthodes sont insuffisantes. « De moins en moins d’usagers sont en capacité de payer les amendes, et ces dernières ne sont pas une source de revenu stable, tout au plus, elles coûtent plus cher à la bibliothèque que les pertes », argumente-t-elle. Alors, pourquoi ne pas aller plus loin ?

En France, une pratique qui ne dit pas son nom

« La situation des bibliothèques en France est difficilement comparable à celle des Etats-Unis, car l’absence de frais de retard est déjà une tendance » explique Hélène Brochard, présidente de l’Association des bibliothécaires de France (ABF) et directrice de la médiathèque de Villeneuve-d’Ascq. Alors que plusieurs structures ont levé les indemnités à l’occasion de la pandémie, des villes comme Lyon ont abrogé le système des pénalités au profit d’un système de frais de dossiers forfaitaires, et d’autres, à l’instar de Nantes, inscrivent la situation dans le contexte d’une « gratuité générale » invoquée.  De manière générale, le chercheur Nicolas Bolard, qui a consacré plusieurs travaux sur ce sujet, observe davantage cette tendance dans les mairies de gauche. Sur les 30 villes qu’il a interrogées, 53% étaient contre les frais, contre 47% en leur faveur.

Hélène Brochard dépeint néanmoins la résistance de certains collègues à abandonner l'idée du frais de retard  -même symbolique - qui reste selon eux « un mode de pression ». L’abolition de ces frais présenterait pourtant l'avantage de générer des économies : « Le temps de gestion, de ressources humaines déployées, coûtent plus cher qu’encaisser des centimes et des euros en cas d’oubli et de perte ». « Les bénéfices d'une abrogation sont bien connus des bibliothèques » renchérit Nicolas Bolard, « mais elles n’ont pas eu le temps de porter ces idées avec la fatigue générale engendrée par la pandémie ». Avant de conclure : « Ce n’est donc pas un mouvement pensé, mais il y a eu des évolutions. Maintenant, il faudrait que cela vienne des associations de professionnels car les municipalités manquent d’autonomie ». Certaines d'entre elles, à l'instar de l'AFB ont soutenu des initiatives comme le mouvement contre les frais d’inscription qui a récemment permis à Orléans le passage à la gratuité de 60% des bibliothèques de la ville.

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