«C'est avec beaucoup d'émotion que je vous annonce mon départ des Éditions de Fallois. [...] Je fais le choix de créer ma propre structure éditoriale, qui verra le jour le 1er janvier 2022. » Par ces quelques mots, postés sur Instagram le 3 mars dernier, Joël Dicker a rejoint la très vaste galaxie des indépendants. Son annonce met surtout en lumière un phénomène : tout le monde rêve d'indépendance ! Rien que ces derniers mois, plusieurs structures indépendantes ont été créées à l'image de Novice, Exemplaire, Abstractions, Terra Mater ou Six citrons acides. La France compte plus de 2 400 éditeurs et 2 900 libraires indépendants, selon les estimations LH Le Magazine réalisées à partir d'une vaste et inédite collecte de données auprès de différents acteurs du livre et de la culture. Parmi eux, des indépendants historiques comme les éditions de Minuit ou La Fabrique, et des indépendants médiatisés et couronnés de succès comme Allary, Le Tripode ou les éditions Goutte d'Or. Il y a aussi tous les autres. Ces éclaireurs et défricheurs qui passent bien souvent sous les radars.
Tenter d'appréhender la réalité, toutes les réalités, de leur indépendance, c'est se heurter à un exercice périlleux. Comment définir ce qu'est un indépendant ? Dans son acception la plus factuelle, un indépendant n'appartient pas à un groupe d'édition ou une chaîne de librairies. Il possède plus de 50 % du capital de son entreprise. Au-delà de ces seuls critères économiques, l'indépendance est une notion complexe et mouvante. « L'indépendance est un peu galvaudée. Quand on voit des grands groupes et des majors qui se disent indépendants... Il faut être prudent », prévient d'emblée Benoît Coutaz, P-DG d'Harmonia Mundi. Dans Le luxe de l'indépendance (LUX/Futur proche), Julien Lefort-Favreau décrit l'opposition de deux pôles, symbolisés par La Fabrique d'un côté et Actes Sud de l'autre, « entre lesquels se déploie un spectre de positions négociées, souvent peu claires, qui bougent dans le temps et l'espace ».
Liberté
Impossible donc de pleinement saisir tous les contours de l'indépendance. Pour de nombreux acteurs interrogés, celle-ci est pourtant la condition sine qua non de leur liberté. Celle de publier ou de vendre des textes sans pression extérieure. « L'esprit indé, c'est le fait d'être libre de ses choix et de ne pas être soumis à une quelconque autorité intellectuelle. Nous essayons de faire un travail de défrichage, de soutenir les livres qui nous plaisent », résume Bertrand Teulet, cogérant avec Marion Hirtzel de la librairie Le Biglemoi à Lille. « Je n'ai pas d'obligation de publication, je fonctionne au coup de cœur », assure Clément Braun-Villeneuve, fondateur de Premier degré spécialisée en « alt-lit » américaine. Pour beaucoup, l'indépendance est surtout un outil au service de la bibliodiversité. « Publier des ouvrages que l'on ne trouve pas ailleurs est l'essence même de l'édition indépendante », estime Olivier Salaün, fondateur d'Antidata et gérant de la structure de diffusion associative Amalia. « L'indépendance, c'est offrir des alternatives. Au-delà du seul livre, il s'agit d'apporter dans la culture d'autres sons, d'autres images, d'autres danses..., abonde Benoît Coutaz. Cette diversité est extrêmement importante si nous voulons offrir aux libraires une diversité de choix et leur permettre d'emmener leurs clients vers des chemins de traverse ». En bref, les indépendants sont « les fers de lance, le moteur et l'antichambre de l'édition française », selon Gaëlle Bohé, directrice de l'association Fontaine O Livres, qui observe par ailleurs une professionnalisation croissante de ces nouveaux acteurs.
S'ils sont valorisés, les indépendants manquent paradoxalement de visibilité. Pour tenter d'attirer la lumière, ces professionnels de l'ombre tissent leurs réseaux. Ces dernières années ont vu fleurir de nombreuses initiatives. Pour n'en citer que quelques-unes : les portails comme librairiesindependantes.com, la fête de la librairie indépendante dont la 23e édition s'est tenue le 24 avril, l'opération « Talentueux indés », orchestrée par l'agence littéraire Astier-Pécher depuis 2015 pour permettre aux éditeurs de petite taille d'accéder au marché des droits, le prix Hors Concours qui valorise depuis 2017 les auteurs et les textes indépendants ou encore la Caravane de l'édition indépendante, fondée en 2018 par Philippe Magnani par ailleurs à la tête de la coopérative d'intérêt collectif qui réunit des éditeurs indépendants réalisant moins d'un million d'euros de chiffre d'affaires par an. Un syndicat et une fédération des éditeurs indépendants devraient par ailleurs voir le jour cette année. Ces organismes « sont une nécessité car nos réalités ne sont pas les mêmes que celles des grandes maisons. D'autre part, c'est aussi une volonté de participer et d'être un interlocuteur identifié dans les débats publics, politiques et professionnels », déclare Chloé Pathé, fondatrice d'Anamosa.
Complémentarité
« Je crois beaucoup à la force du collectif sinon nous sommes dans un combat de nains. Les grosses structures ont une très forte capacité industrielle que nous n'aurons jamais mais nous nous devons d'être au niveau », assure Benoît Vaillant, P-DG de Pollen. Sa structure, qui porte le catalogue de 400 éditeurs indépendants, lance par exemple des projets communs avec Les Belles Lettres, Makassar, Salvator et Daudin et propose depuis quelques mois le Kiosque digital, une plateforme « qui permet aux éditeurs de nourrir les bases de données en Onix ».
Tous nécessaires à la vitalité du livre, « indés » et grands groupes s'enrichissent mutuellement. « Quand des éditeurs sont structurés pour être présents à l'étranger et dans les sélections de prix littéraires, nous devons apporter la même exigence à nos auteurs », affirme Frédéric Martin, fondateur du Tripode. Gaëlle Bohé va plus loin : « Il n'existe pas d'édition indépendante sans édition industrielle. Ce n'est pas David contre Goliath, les deux modèles sont complémentaires ». Et interdépendants. Car pour Frédéric Martin, « l'indépendance est l'art d'accepter la dépendance ».
« Au-delà de la position économique, l'indépendance est à nuancer. Un éditeur indépendant est dépendant de celles et ceux qui vendent ses livres », souligne Jean Morisot, éditeur à La Fabrique. L'indépendance des uns permettant intrinsèquement celle des autres, il faut, selon lui, « défendre les structures de diffusion et les librairies indépendantes ». Frédéric Martin, très prudent vis-à-vis des sous-entendus portés par la notion d'indépendance « avec les justes d'un côté et les méchants de l'autre », abonde : « C'est la diversité qui compte. Elle passe par l'indépendance des libraires, des choix éditoriaux et de la manière dont on la fait entendre auprès du public ». Une diversité « fabuleuse » qu'il faut maintenir coûte que coûte de manière collective pour renforcer l'ensemble de la chaîne du livre.
Méthodologie: L’ensemble des informations présentes sur cette carte est le résultat d’une vaste collecte de données, réalisée par Livres Hebdo, auprès de différents acteurs du livre et de la culture en France. Si elles ne peuvent prétendre à l’exhaustivité, ces données constituent néanmoins une agrégation inédite. Les critères retenus pour définir la notion d’indépendance s’appuient sur ceux de la Fill (Fédération interrégionale du livre et de la lecture), qui font autorité. Les librairies et les éditeurs ne doivent appartenir à aucun groupe. Ils doivent détenir au moins 51 % du capital social et être présents sur le territoire national. Les éditeurs doivent avoir publié au moins un titre annuellement. Livres Hebdo tient à remercier les nombreux acteurs du secteur qui ont bien voulu participer à cette analyse statistique : l’Agence livre & lecture Bourgogne Franche-Comté, Livre et Lecture en Bretagne, Interbibly en région Grand-Est, AR2L Hauts-de-France, Normandie Livre & Lecture, ALCA en Nouvelle Aquitaine, Occitanie Livre & Lecture, Mobilis en Pays de la Loire, Agence Régionale du livre PACA, Auvergne Rhône-Alpes livre et lecture, Ciclic Centre-Val de Loire, Isula Corsica, La Réunion des livres, MITI FRALL en Guyane, Lire en Polynésie, la Maison du livre de la Nouvelle-Calédonie et ARLL Mayotte. Les données les plus difficiles à collecter furent celles de l’Île-de-France et de la Martinique-Guadeloupe (ces dernières ne disposant pas d’agence régionale du livre et de la lecture). À ce titre, nous remercions tout particulièrement la DAC Martinique, le ministère des Outre-Mer, Caraïbéditions, Fontaine O Livres, Data.gouv et la Fill.