Portrait

Frédéric Martin, la chance aux bouquins

Frédéric Martin - Le Tripode - Photo Olivier Dion

Frédéric Martin, la chance aux bouquins

Le fondateur du Tripode est parvenu en six ans à séduire les libraires, le public et le jury du Prix Renaudot qui consacre cette année Le sillon, de Valérie Manteau. Un succès pour l'éditeur qui, jamais avare de nouveaux projets, trace sa route entre passions, ruptures et coups de folie éditoriaux. _ par Marine Durand

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Par Marine Durand,
Créé le 22.11.2018 à 23h47

Interviewer un éditeur dans ses locaux, deux jours seulement après son prix Renaudot, n'est pas une sinécure. Au 16, rue Charlemagne, à Paris (4e), dans les deux pièces ouvertes sur cour qui tiennent lieu de bureau à la petite équipe (cinq personnes) du Tripode, pas un quart d'heure ne passe sans que retentisse la sonnerie du téléphone. « C'est mon imprimeur, il faut que je réponde », s'excuse Frédéric Martin. Le sillon, deuxième roman de Valérie Manteau, consacré chez Drouant le 7 novembre, a été réimprimé en urgence à 50 000 exemplaires. Le début d'une nouvelle ère pour Le Tripode ? « Pour l'auteure, cela change tout. Pour nous, rien ne doit changer », affirme le fondateur et dirigeant de la maison. L'effet « grand prix d'automne », pourtant, se fait déjà sentir : de 15 manuscrits par jour dans sa boîte mail, l'éditeur est passé à 150 propositions quotidiennes, avec un pic net le jour de la proclamation, à 13 heures. « Certains de mes copains me reprochent presque de ne pas sauter partout. Mais il faut rester en alerte, on a encore des livres à accompagner d'ici la fin de l'année. »

Frédéric Martin, le 7 novembre chez Drouant après qu'il a obtenu avec Valérie Manteau le prix Renaudot 2018.- Photo OLIVIER DION

Forte tête

Ce Renaudot inattendu (Le sillon avait été sorti des listes au second tour) n'est pas le premier grand prix de Frédéric Martin. En 2002, apprenti éditeur chez Viviane Hamy suite à un concours de circonstances - « j'ai postulé à l'issue d'un stage au CNL, certain de l'avoir déjà croisée. Il m'a fallu six mois pour comprendre que je l'avais confondue avec Liana Levi » -, il tombe sous le charme d'un texte de la Hongroise Magda Szabó. « J'ai osé frapper à la porte de Viviane et lui glisser : "Je crois que ça pourrait être un Femina." Elle a éclaté de rire et m'a tapé sur l'épaule. En 2003, pourtant, c'est bien La porte que les dames du Femina choisissent de couronner dans le domaine étranger. La chance du débutant », soutient l'éditeur de 43 ans, qui se plaît à citer la biographie de son ami et « père spirituel », Jean-Jacques Pauvert : « Un bon éditeur est un éditeur qui a de la chance. »

A écouter ce natif de Marseille, qui partage sa vie entre Paris (son bureau) et Rennes (sa famille), c'est aussi à la chance qu'il doit le succès de Fuck America d'Edgar Hilsenrath (2009). Ce roman provocateur sur l'arrivée d'un juif allemand aux Etats-Unis en 1952 braque les projecteurs sur l'auteur, 83 ans et jamais publié en France. Vendu à 25 000 exemplaires, il attire aussi l'attention sur Attila, la maison que Frédéric Martin vient tout juste de lancer avec Benoît Virot, venu de la revue Le Tigre. Après six ans à travailler en binôme avec Viviane Hamy, l'héritier désigné a souhaité prendre le large. Il a réclamé sa propre collection, « qui devait s'appeler le Tripode », mais n'a pas eu gain de cause. Pas de place pour deux fortes têtes dans la petite structure.

Tellement convaincu

En 2013, c'est l'aventure Attila qui tourne court, pour cause de « sensibilités divergentes » entre les deux fondateurs. Chacun s'en va donc créer sa propre maison. Ce sera Le Nouvel Attila pour Benoît Virot, et Le Tripode (enfin) pour son comparse, qui ne s'étend pas sur cette deuxième séparation conflictuelle. « Fred, c'est un passionné, du livre et de la vie en général. Il a mille idées à la seconde. Mais il a les défauts de ses qualités : il est tellement convaincu qu'il cherche constamment à convaincre », justifie Sylvie Pereira, cofondatrice de l'agence de communication Trames. Les deux se sont connus chez Viviane Hamy, où Sylvie Pereira a passé treize ans à la presse. Elle se souvient de ces jours « où il arrivait trois heures avant tout le monde pour travailler sur un texte ».

Le dessinateur Dominique Boll, contributeur régulier de Livres Hebdo, parle, lui, d'un « vrai éditeur, qui lit énormément, qui soutient ses auteurs, qui regarde sa bibliothèque et se dit : "il me manque tel bouquin", et qui décide de le faire. » Après Le vaillant petit tambour-major (Attila, 2012), conte de Noël noir et sans paroles, Dominique Boll lui confie son premier récit. Frédéric Martin passera un an à optimiser le manuscrit de L'affaire est dans le sac en papier (Le Tripode, 2014). « Il y a au Tripode des livres que vous ne trouverez nulle part ailleurs », remarque encore le dessinateur, qui souligne, avec un sens certain de la formule, les talents de marketeur de son éditeur : « Il vendrait des tongs à un Inuit ! »

Toutes sortes d'audaces

Après six ans d'existence, le catalogue du Tripode - près de 115 titres réunis sous la bannière « Littératures, Arts, Ovnis » - reflète la singularité de la maison dans le paysage éditorial. Où faire pipi à Paris de Cécile Briand et le Tout va bien, qui compile chaque année les titres de presse les plus improbables, y côtoient les romans du Comorien Ali Zamir (Anguille sous roche) ou de l'Estonien Andrus Kivirähk (L'homme qui savait la langue des serpents).

Emergent aussi quelques projets hors normes, comme Vie ? ou théâtre ?, la monographie de Charlotte Salomon, un « roman graphique » de 800 pages vendu 95 euros. Ou l'œuvre de Goliarda Sapienza, que l'éditeur suit depuis son passage chez Viviane Hamy, et à qui il voue un véritable culte. « C'est avec L'art de la joie que je suis devenu éditeur. A tel point qu'en 2005, avant que ça ne devienne un rituel dans l'édition, j'ai contacté directement les libraires pour leur demander leur avis sur le livre. Et ça a marché ! » Frédéric Martin est capable de ce genre d'audaces, tout comme de celle de reporter volontairement tous les titres de sa rentrée littéraire 2018 pour n'en laisser qu'un dans la lumière : Le sillon de Valérie Manteau... Avec le succès que l'on sait.

« On fire »

Editeur, directeur artistique, le directeur du Tripode est aussi un fin chef d'entreprise, qui sait maintenir ses comptes à flot. Sylvie Pereira, qui a accompagné comme attachée de presse certains de ses livres récents, remarque qu'il « sait prendre des risques, mais réfléchit aussi en termes économiques. Il sait combien d'exemplaires il doit écouler de chaque titre. »

Entre le deuxième texte d'Ali Zamir, un premier roman et les Carnets de Goliarda Sapienza, l'équipe du Tripode aborde la rentrée d'hiver « on fire ». Elle l'a même inscrit sur sa plaquette de janvier. Mais Frédéric Martin regarde déjà plus loin, conscient de l'économie fragile du livre « à l'heure où Netflix propose de l'illimité à 9 euros par mois ».  A l'automne, il lancera un projet « inédit, qui change les règles du jeu », en lien avec le Syndicat national de l'édition et plusieurs maisons d'édition associées. Mais il ne veut encore rien en dévoiler. Tout juste lâche-t-il son nom, pas choisi au hasard : Ovni.

En dates

2002

arrive chez Viviane Hamy

2005

« L'art de la joie »,
de Goliarda Sapienza (Viviane Hamy)

2008

crée Attila avec Benoît Virot

2013

Crée Le Tripode

2015

« Charlotte Salomon, Vie ? ou théâtre ? »
(Le Tripode)

2016

« Anguille sous roche »,
Ali Zamir (Le Tripode)

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