Les Tiers lieux, dont le concept a été développé par le sociologue américain Ray Oldenburg dans les années 1980, inspirent depuis plusieurs années les bibliothèques. Ces espaces ouverts, hybrides, situés entre le domicile et le travail servent de fondement à de nombreux projets. Spécialiste des Tiers lieux et des thématiques des villes innovantes, Raphaël Besson, expert en socio-économie urbaine et docteur en sciences du territoire-urbanisme au laboratoire Pacte de l’université de Grenoble, a créé en 2013 "Villes Innovations", un bureau d’étude situé à Madrid et à Grenoble. Depuis plusieurs années, son travail met en lumière l’émergence des Tiers lieux culturels, qui favorisent le partage des savoirs et des cultures, et qui placent l’usager au cœur des processus d’apprentissage, de production et de diffusion des connaissances. Mais dans un article écrit en 2016 et intitulé "Les mutations des bibliothèques en Tiers Lieux. De nouveaux lieux de savoir au service de la ville créative?" (1), le jeune chercheur interroge les limites de ce processus de transformation et alerte en particulier sur le risque que les bibliothèques deviennent des lieux génériques et perdent leur lisibilité pour le public. A contre-courant de la tendance actuelle, il se demande s’il n’est pas nécessaire, au contraire, de préserver l’identité première de ces lieux de savoir offrant une retraite nécessaire à l’épanouissement de la recherche.
Raphaël Besson: L’essor des Tiers lieux est lié à l’émergence de l’économie de la connaissance. Or, la connaissance, qui a aujourd’hui une valeur économique, n’est pas la connaissance académique ou celle qu’on trouve sur Internet, déjà stabilisée, mais la connaissance vivante, en train de se faire, et qui procède de savoirs et de compétences d’une grande diversité de sources et d’acteurs. Les Tiers lieux répondent au besoin de sortir de l’hyperspécialisation des structures qui s’est mise en place depuis la révolution industrielle et qui montre aujourd’hui ses limites. Les Tiers lieux offrent des espaces hybrides qui permettent de mettre en connexion différents types de savoirs, d’expérimenter, de créer, et de faire émerger cette connaissance à valeur ajoutée. On revient à une vision plus universaliste de la connaissance.
Mon travail montre qu’il existe une grande diversité de lieux de savoir et que chacun a sa place dans la production et la diffusion des connaissances. Il existe effectivement une tendance à transformer les bibliothèques en Tiers lieux ou en Fablab. Les bibliothèques "3e lieu" se définissent moins comme des lieux documentaires que comme des espaces de rencontres et de sociabilité. En fonction du territoire dans lequel elle se trouve, cela peut en effet être intéressant que la bibliothèque s’approprie ces nouvelles formes de diffusion des connaissances, intègre davantage des fonctions sociales et urbaines, propose des espaces de coworking. Cependant, je pense que transformer toutes les bibliothèques en Tiers lieu serait une grosse erreur car on risque de créer des lieux génériques sans réelle identité. Quand on regarde les nouveaux totems des lieux de savoir, considérés comme ce qui se fait de mieux en matière de structures où penser la production et la diffusion des connaissances, par exemple la Maison de la recherche et de l’imaginaire à Caen, on se rend compte que ce sont essentiellement de grands plateaux vides. Comme on ne sait pas qui seront les usagers du Tiers lieu ni quelles seront leurs pratiques, le plateau est vu comme la réponse architecturale la mieux adaptée. Mais si toutes les structures évoluent vers ce modèle, comment fera-t-on la différence entre une bibliothèque, un incubateur de start-up, un musée, une maison de service au public?
Les bibliothèques offrent souvent une grande qualité architecturale. Elles constituent des espaces qui permettent de se mettre un peu en retrait d’un monde qui a tendance à surstimuler les contacts, les informations. Je pense qu’il est important qu’elles préservent leur identité et leurs compétences en matière d’archivage et de documentation. Les centres de culture scientifique, comme le Medialab-Prado à Madrid, savent créer des expérimentations, des formes nouvelles de connaissances, mais ils sont incapables de mettre en œuvre l’archivage de ces expérimentations, leur documentation, leur diffusion, car ils n’ont pas les compétences nécessaires. Or, ces aspects constituent des enjeux essentiels pour ces structures qui doivent rendre des comptes à la société sur leurs activités, donner à voir ce qu’elles produisent, organiser la transmission de leurs expériences et rendre possible leur duplication. Ces Tiers lieux prennent conscience qu’ils ont besoin de ces compétences qui sont au cœur des bibliothèques.
Le Medialab-Prado, par exemple, se pose en effet la question de son évolution vers quelque chose qui ressemblerait d’une certaine manière à une bibliothèque pour intégrer cette nécessité de documenter son activité. Mais je crois que la solution consiste plutôt à créer des porosités entre des structures de nature différente qui préservent leur identité et leurs compétences. Les bibliothèques ont un rôle essentiel à jouer dans la chaîne de production de connaissances. L’enjeu est moins de se transformer en interne que de s’ouvrir à un écosystème d’élaboration des savoirs. On sent que les Tiers lieux ont désormais besoin de proposer une forme de connaissance plus formalisée et que les bibliothèques ont toute leur place dans ce processus. d
(1) https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01726455