« Le jour d’après était venu. Pas vraiment un lundi au soleil. La nuit précédente, le vent avait soufflé continûment. Ce printemps avait de l’humour décidément. 56 jours à attendre la quille sous un soleil insolent pour en venir à ce matin à ne pas mettre un chien dehors. Mais la curiosité, ce 11 mai, avait été plus forte. L’urgence de reprendre un semblant de contrôle de la situation. Paris… Paris brisé, Paris martyrisé, mais Paris libéré ! C’était tout l’héroïsme qu’il me restait, à moi qui ne serais jamais "soignante" : traverser la capitale en baskets, me prendre pour un genre de Fabrice à Waterloo, aussi zélé qu’inutile.
"M’y voilà donc enfin…" Ce serait ça, ma "mission". Retrouver l’espace familier des bureaux, leur odeur de librairie. Toutes les librairies, et plus encore les bibliothèques, exhalent ce parfum de papier qui rappelle les forêts – pousser la porte d’une librairie, c’est déjà se mettre en chemin, tout lecteur sait cela. La place était déserte et triste, sans doute. Ce n’était pas Pompéi saisi dans sa quotidienneté, ni le château de la Belle au bois dormant – nul prince à espérer pour le réanimer ! C’était juste cet ancrage – une table, une chaise (autrement plus ergonomique que celle qui, pendant le confinement, m’avait laminé les lombaires), une imprimante, une machine à café, la concentration qui revient, timide d’abord, puis régulière, comme le cœur transplanté reprend sa couleur.
Refaire corps avec mes compagnons d'équipe
J’ai aimé – puissamment – retrouver Flammarion, ma « maison » (ainsi désigne-t-on les endroits où l’on publie, et tout est dit, sans doute). Refaire corps, fût-ce derrière un masque, avec mes compagnons d’équipe. J’ai aimé, aussi, que le jour d’après ressemble au jour d’avant. Que celui à venir, et celui qui lui succéderait, ne s’annoncent pas vraiment différents. Le confort lénifiant de la normalité sans doute. Mais, plus profondément, l’assurance tranquille que seul le temps long peut susciter les travaux, les œuvres et les idées salutaires aux périodes de crise.
Sur le chemin, j’avais mûri des projets de livres opportunistes. Les journaux de confinement avaient fait long feu et suscité l’hilarité vénéneuse du milieu. Suivraient, dès juin, au plus tard à l’automne, des témoignages de soignants exemplaires d’humanité, des chroniques de confinés de l’extrême, des essais d’intervention aux accents d’apocalypse, des stories ambiancées en mode hollywoodien – dont j’échafaudais déjà l’incipit avec gourmandise : "Sur le chemin du marché de Huanan, par une froide matinée d’automne, Zhang Weï, cuisinier amateur à ses heures, s’interrogeait sur la meilleure façon d’assaisonner les brochettes de pangolin." J’imaginais aussi qu’on pût rire de tout cela – comme la déferlante des vidéos sur les réseaux sociaux dès la sidération passée – et concocter des anthologies commémoratives, des "best of" et autres Brèves de covid qui feraient merveille au pied des sapins. Je me figurais surtout la tête de mon "petit libraire de proximité" – bizarrement, le proche est toujours petit – déballant, dubitatif, son carton d’office.
Frapper aux bonnes portes
L’éditeur, donc, aime imaginer des livres – la plupart ne voit jamais le jour et s’entasse dans une bibliothèque intérieure où il est bon qu’on les oublie. (Fustiger la surproduction est une des figures obligées du métier, mais faites votre 180° et considérez un instant tous ces livres auxquels vous avez échappé ! Voyez comme ça va tout de suite beaucoup mieux…) L’éditeur imagine, il propose, et l’auteur seul dispose. C’est ainsi, et c’est bien. A l’heure où tout un chacun s’inquiète de donner un sens à ce qu’il vit, je ne doute pas une minute qu’émergent déjà, en France et ailleurs, les poètes, les prophètes qui sauront éclairer ces temps inédits.
Que peut vraiment l’éditeur dans ce processus ? Presque rien, et il est difficile, sans doute, de consentir à son impuissance. Mais ce presque rien est déjà beaucoup. Car il s’agit de rester en veille, de frapper aux bonnes portes, de ne jamais désespérer de la force créatrice des hommes, quand tout autour de nous annoncent des temps épuisés et des lendemains qui déchantent. Il s’agit enfin d’user pleinement de ce seul privilège de l’éditeur – être le "premier" lecteur – que rien, ni la crise, ni le covid, et encore moins le confinement, ne pourra entraver.
Quand est-ce qu'on picole ?
Lire en premier, c’est se mettre à l’écoute d’une autre voix que soi ; dans le meilleur des cas, d’une voix autre que celle de l’universel reportage. Une parole est là qui attend – chaque fois qu’un texte me frappe, surgit en moi cette phrase de Cyrano au moment où il se dévoile à Roxane : "une robe a passé dans ma vie". Ces passages furtifs ou brûlants jusqu’à l’obsession, les people aiment à les partager sous la forme de listes de choses "qui ont changé leur vie" ("le pilates, les légumes racines, les courses en ligne et… Anna Karénine"). L’éditeur, lui, se contentera de faire son travail : aller chercher vaillamment un deuxième, puis un troisième, puis un quatrième lecteur – bientôt des centaines, des milliers s’il a eu un peu d’intuition et beaucoup de chance.
Le jour d’après, pour l’éditeur, c’est toujours celui où il appelle son auteur : "Gilbert, devine quoi ? (Oui, car même les auteurs ont le droit de s’appeler Gilbert.) Il est arrivé !" Le ton est ému, toujours un peu inquiet : "Je l’ai sous les yeux, Gilbert , et il est vraiment très réussi, ton bouquin. Quand est-ce qu’on picole pour fêter ça ?" »