Livres Hebdo : Comment, juridiquement, le livre est-il particulièrement concerné par cette problématique de l'occasion ?
Sarah Dormont : La condition de l'épuisement du droit de distribution est liée à la circulation d'un exemplaire matériel d'une œuvre. Cela ne concerne pas un fichier numérique ou de la VOD, car le fondement est la libre circulation des marchandises, donc quelque chose de tangible.
Si on regarde aujourd'hui les différents marchés culturels, l'audiovisuel est très dématérialisé. Les ventes de DVD ont connu une forte baisse et l'on observe la même tendance pour le marché de la musique - il y a un petit regain avec le vinyle mais ça reste un marché de niche. Les gens n'achètent pratiquement plus de CD, ils utilisent des plateformes avec abonnement. Le livre reste le secteur où ce sont majoritairement des exemplaires physiques que les gens achètent.
Les parts de marché du livre numérique augmentent tous les ans, mais restent marginales par rapport à l'ensemble des ventes de livres. C'est pourquoi le livre est particulièrement impacté. Le livre numérique, lui, ne peut pas être revendu d'occasion car il n'est pas concerné par l'épuisement, n'étant pas un exemplaire matériel. Un arrêt de la Cour de Justice, l'arrêt Tom Kabinet de 2019, est très clair là-dessus. C'est une protection importante pour ce marché.
Pourriez-vous nous expliquer comment vous avez été amenée à travailler sur ce sujet ?
J'ai été sollicitée par le Syndicat national de l'édition (SNE) sur cette question spécifique du livre d'occasion. Avant cela, j'avais participé aux négociations sur le contrat d'édition entre éditeurs et auteurs, aux côtés de Pierre Sirinelli comme médiateur. Ces négociations avaient abouti à un accord en cinq points signé en décembre 2022, mais qui n'abordait pas la question du livre d'occasion. C'est à l'automne dernier que le SNE m'a contactée sur ce sujet précis.
Il est important de préciser que je suis universitaire et non la juriste du SNE. C'est mon expertise académique qui a été sollicitée. Au départ, j'étais d'ailleurs assez sceptique sur la possibilité de réguler ce marché. Mais en y réfléchissant de manière approfondie, j'ai pensé qu'il existait une possibilité qui permettrait aux auteurs et aux éditeurs d'être rémunérés même lorsque le livre est vendu d'occasion, ce qui n'est pas le cas dans l'état actuel du droit.
À la suite des annonces gouvernementales concernant la régulation du marché du livre d'occasion, en marge du dernier Festival du Livre de Paris, une consultation du Conseil d'État a été évoquée. Concrètement, quelle voie juridique avez-vous identifiée ?
L'obstacle juridique de départ est la directive européenne de 2001, qui définit notamment dans son article 4 le droit de distribution. Ce droit permet globalement à un auteur d'autoriser ou d'interdire la vente d'exemplaires physiques d'une œuvre. Mais ce même article prévoit l'épuisement de ce droit : une fois que l'auteur ou l'éditeur a autorisé la distribution du livre sur le marché premier dans un territoire de l'Union européenne, il ne peut plus s'opposer aux ventes successives, à l'intérieur d'un même territoire ou à travers les différents territoires de l'Union.
« On ne toucherait pas à la possibilité de revendre les exemplaires, mais on mettrait en place un système permettant une remontée des droits »
Cela est lié à un principe fondamental du droit européen : la libre circulation des marchandises. Un livre est à la fois une œuvre et une marchandise, plus précisément le livre papier est le support matériel de l'œuvre littéraire. La conciliation entre droit d'auteur et libre circulation a abouti à ce qu'on appelle l'épuisement du droit de distribution : on autorise l'exercice du droit une première fois, mais ensuite c'est la libre circulation qui prime.
Dans une conception maximale qui n'avait jamais été remise en cause jusqu'ici, on en déduit non seulement qu'on ne peut plus interdire les reventes successives, mais aussi qu'on ne peut pas toucher de rémunération sur ces reventes. C'est pourquoi le marché de l'occasion échappait complètement aux auteurs et aux éditeurs.
Mon travail a consisté à vérifier si les textes internationaux (convention de Berne, traités OMPI) et les directives européennes empêchaient véritablement d'organiser un droit à rémunération sur les reventes successives. Ma conclusion est que rien ne s'y oppose en réalité. On ne toucherait pas à la possibilité de revendre les exemplaires, mais on mettrait en place un système permettant une remontée des droits.
Qu'est-ce qui vous permet d'affirmer qu'une telle interprétation est possible ?
Dans les traités internationaux, la convention de Berne [1886, revue en 1971] ne traite pas du tout de l'épuisement, elle est totalement muette sur ce point et n'interdit donc rien à ce sujet. Dans les traités de l'OMPI de 1996, qui sont un arrangement de la convention de Berne et évoquent l'épuisement, il existe une volonté explicite de laisser une marge d'appréciation aux différents États sur les modalités de l'épuisement. Le texte impose qu'on reconnaisse le principe de l'épuisement, mais sur ses modalités, il laisse une marge d'appréciation. Cela vient du fait que personne n'a réussi à se mettre d'accord en 1996 sur la façon d'organiser précisément l'épuisement.
Dans la directive européenne de 2001, ma lecture de l'article 4 laisse penser que ce qui compte, c'est vraiment de permettre les reventes successives, de ne pas s'y opposer, mais cela n'exclut pas qu'il puisse y avoir un aménagement sur ces reventes successives, sous la forme d'une perception sur le prix.
« Le marché de l'occasion porte atteinte au prix unique puisqu'en pratique, on trouve souvent sur les sites de vente de livres d'occasion des exemplaires en état neuf ou quasi neuf à prix réduit »
Quel véhicule législatif pourrait permettre la mise en œuvre de cette solution ?
Il faut une loi et le vote d'une loi qui reconnaisse un droit à rémunération des auteurs et des éditeurs sur le marché de l'occasion. Il y a aussi une particularité dans le domaine de l'édition qui justifie l'opportunité d'intervenir : la loi sur le prix unique du livre. Le marché de l'occasion porte atteinte au prix unique puisqu'en pratique, on trouve souvent sur les sites de vente de livres d'occasion des exemplaires en état neuf ou quasi neuf à prix réduit.
D'autres solutions avaient été envisagées, comme une chronologie à l'image de la chronologie des médias, qui aurait interdit la vente d'un livre d'occasion pendant un certain temps après sa parution. Mais je pense que c'est une mauvaise idée, car ce serait une atteinte au droit de propriété du possesseur du livre. De plus, la chronologie des médias se justifie dans l'audiovisuel par des raisons structurantes du marché qui n'existent pas dans l'édition, notamment le préfinancement d'œuvres par les différents distributeurs.
La proposition de loi Darcos-Robert, qui reprend certains points de l'accord entre auteurs et éditeurs, pourrait-elle intégrer ce dispositif ?
Sur ce point, je ne me prononcerai pas car c'est le domaine du législateur.
Quels recours les acteurs du secteur du livre d'occasion pourraient-ils engager contre une telle mesure ?
Ils vont contester la compatibilité avec le droit européen. Le Conseil d'État va rendre son avis, et il va probablement recommander une notification aux instances européennes, qui se prononceront sur la compatibilité ou non avec le droit européen. Même en cas de notification favorable, des adversaires du projet pourraient toujours soulever un contentieux, estimant qu'on leur impose une législation contraire à la directive, contentieux qui pourrait aboutir à la saisine de la Cour de Justice européenne.
Comment voyez-vous l'évolution possible de ce projet ?
Il y a une volonté politique qui semble exister. Mais il y a aussi des enjeux économiques qui peuvent faire varier la solution. Il y a aussi la question du quantum, du pourcentage de rémunération, qui devra être discutée entre les représentants des différentes parties prenantes. Ce ne sera probablement pas fixé dans la loi. Comme on passe par le vecteur législatif, il y a encore pas mal d'obstacles avant que le texte existe.