«Un des problèmes, c'est d'obtenir les ressources indispensables à la recherche sans s'aliéner et sans sacrifier l'autonomie. » En 1994, sur le plateau de France 2, Pierre Bourdieu se posait déjà la question : quelles peuvent être les conditions optimales de production, d'échange ainsi que de reconnaissance sociale et culturelle des œuvres d'art ? Trente-cinq ans plus tard, les parlementaires se décident. Ils vont tenter de faire bouger les lignes du côté des livres. « Ce sera la plus importante réforme depuis 1957 », se félicite la sénatrice Laure Darcos, membre du groupe Les Indépendants - République et territoires (proche d'Horizon) et ancienne cadre du groupe Hachette.
Si elle se réjouit, c'est qu'avec Sylvie Robert, sénatrice membre du PS, elles ont déposé le 4 avril dernier une proposition de loi pour réformer le code de la propriété intellectuelle avec plusieurs avancées significatives, comme le minimum garanti au contrat d'édition. Ensemble, les deux femmes espèrent valider le tout d'ici la fin de l'année. De quoi remplir le calendrier législatif du livre et offrir une occasion de réfléchir aux différents rapports de force qui sous-tendent la profession.
Les prémices
Retour en arrière. Nous sommes en 2017. Comme il l'avait déjà été cinq ans auparavant, le spécialiste du droit d'auteur Pierre Sirinelli est mandaté par le gouvernement. Son objectif : faire le médiateur entre les différentes branches du livre pour que ces dernières trouvent des axes de réforme qui pourraient être ultérieurement portés devant le Parlement et devenir une loi. Mais si le but est clair, le chemin pour arriver à un consensus se révèle plus complexe. « Il y avait une demande forte de la part des auteurs et une volonté d'écoute du côté des éditeurs, mais ils n'arrivaient absolument pas à se mettre d'accord, raconte le professeur émérite. Les auteurs avaient surtout à l'esprit qu'il fallait améliorer leur rémunération et les éditeurs estimaient que cette question ne relevait pas du domaine de la loi. » Malgré les désaccords, le médiateur tient bon. Fin 2022, il présente à l'ancienne ministre de la Culture Rima Abdul-Malak le « fruit de ce travail collaboratif ».
Celui-ci se résume en cinq points. Tout d'abord une reddition de compte semestrielle. Plutôt que d'être payés une fois par an, les auteurs touchent leurs droits tous les six mois. « C'est évident que cela représente une surcharge de travail assez importante pour des sommes qui parfois peuvent être dérisoires, mais nous y sommes prêts si cela peut aider un peu les auteurs », explique Dominique Tourte, directeur de la Fédération des éditions indépendantes. Le second accord concerne les contributions non significatives.
Pour celles-ci, la reddition de compte reste annuelle. Les deux suivantes touchent à la cession de droit. L'une engage l'éditeur à tenir informé dans un délai de trois mois l'auteur d'une traduction quand celle-ci arrive à la fin de son exploitation. À ce moment-là, le traducteur peut demander la résiliation du contrat et récupérer son travail. Si l'éditeur ne le prévient pas, le contrat est automatiquement résilié.
L'autre mesure porte sur les livres français vendus à l'étranger. Elle obligerait l'éditeur à informer l'auteur sur le nom du cessionnaire, l'ampleur des droits cédés, la durée du droit cédé, la langue ou encore les pays à partir du moment où un contrat à l'étranger est conclu. L'éditeur est cependant dispensé de cette obligation d'information lorsqu'elle constitue pour lui une charge administrative disproportionnée au regard de l'importance de la contribution. Enfin, le dernier accord touche à l'après fin de contrat. Elle impose aux éditeurs d'adresser à l'auteur un dernier état des comptes à l'arrêt de la commercialisation du livre. « Tous ces accords n'amènent pas de grand bouleversement mais vont contribuer à apaiser l'auteur », synthétise Maïa Bensimon, déléguée générale du Syndicat national des auteurs et des compositeurs (Snac).
Une ligne de crête
« Les discussions ont parfois été âpres et, à l'arrivée, les auteurs se sont proclamés plutôt déçus mais nous avons quand même trouvé des avancées. Désormais, un écrivain va davantage pouvoir suivre le destin de son livre », analyse Pierre Sirinelli. « Ces points vont améliorer l'information et la transparence sur de nombreux éléments relatifs à l'exploitation des œuvres », ajoute Patrice Locmant, directeur général de la SGDL, qui s'estime toutefois déçu du sort réservé à la question de la rémunération. « Ce point est pourtant crucial. Depuis plus de 30 ans, le revenu des auteurs est en baisse et le sentiment de précarisation s'accroît. »
Pour l'endiguer, certaines associations proposaient d'ajouter aux accords la mise en place d'un minimum garanti non amortissable. C'est-à-dire une somme perçue pour le travail d'écriture qui ne soit pas déduite des droits d'auteur une fois l'ouvrage paru mais qui s'y ajouterait. Une proposition inaudible pour les éditeurs. « Penser que le minimum garanti amortissable deviendrait du jour au lendemain un minimum garanti non amortissable accompagné des mêmes taux de droit d'auteur, c'est tout simplement une forme de fiction. Car cela impliquerait un tel bouleversement dans les pratiques de rémunération du côté des éditeurs que je ne pense pas que cela pourrait être véritablement au bénéfice des auteurs », se défend Renaud Lefebvre, directeur général du SNE, avant d'ajouter : « On ne peut pas considérer qu'un éditeur, à partir du moment où il signe un contrat avec un auteur, sera comptable globalement de sa situation personnelle. » Résultat, malgré un second passage par le ministère de la Culture, la proposition ne passe pas.
Minimum garanti
C'est sur cette ligne de crête, parmi des tensions palpables, qu'entrent en scène Sylvie Robert et Laure Darcos pour mettre en place l'étape suivante : faire des accords une proposition de loi. « On a revu toutes les associations d'auteurs et d'éditeurs et à partir de ces rencontres, on a revu notre copie pour trouver un équilibre », développe la sénatrice Laure Darcos. Ce point de convergence, elles le trouvent avec deux mesures qui s'ajouteront aux accords Sirinelli : un minimum de droits d'auteur garanti par l'éditeur et un taux progressif. « Concrètement, un auteur signera un contrat en disant qu'il est en droit de demander un minimum garanti, en droit de demander un taux progressif à partir d'un certain seuil de vente. Ce sera dans la loi. Et donc l'éditeur ne pourra pas faire fi de ça. »
Effectivement, s'il n'y a pas d'outil coercitif adossé à la loi, un comité de médiation auteur-éditeur pourra être saisi et permettra d'attaquer plus facilement dans le cas où l'une des parties ne respecterait pas ses engagements. En attendant, la loi doit encore être débattue au Sénat. Laure Darcos et Sylvie Robert espèrent un créneau fin juin ou bien, peut-être après l'été, en octobre. Tout cela sans compter les questions du livre d'occasion et de l'intelligence artificielle, abordées plus loin dans ces pages.
Pauline Gabinari