Alors que le vice-président américain est venu au sommet de l’IA à Paris pour gonfler ses muscles et revendiquait l’absence de règles pour l’IA (laissant ses professeurs de droit de Yale quelque peu songeurs) dans l’unique but de favoriser les entreprises des États-Unis, la justice américaine a remis le droit au centre en condamnant une start-up spécialisée dans l’IA juridique qui utilisait les ressources d’un éditeur juridique.
Alors que les procédures juridiques pour atteinte aux droits d’auteurs se multiplient contre les entreprises d’intelligence artificielle (IA), une première victoire a été remportée par le conglomérat américain de médias Thomson Reuters. En mai 2020, Thomson Reuters avait intenté une action en justice en matière de droit d'auteur contre la start-up juridique d'IA Ross Intelligence. La plainte affirmait que Ross Intelligence avait reproduit des documents issus de Westlaw, la plateforme de recherche juridique appartenant à Thomson Reuters. Le 11 février 2025, un juge du tribunal de district des États-Unis dans le Delaware a donné raison à Thomson Reuters, concluant que l'entreprise avait bien été victime d'une violation de ses droits d'auteur. Cette décision est une victoire majeure pour Thomson Reuters et pourrait avoir des répercussions sur les nombreuses affaires en cours impliquant des entreprises d'IA et des titulaires de droits d'auteur.
Le rejet de l'argument d'« usage loyal » (« fair use »)
L'explosion de l'IA générative a déclenché une vague de procès concernant l'utilisation de matériaux sous droits d'auteur. De nombreux outils d'IA ont été développés en s'appuyant sur des bases de données contenant des livres, des films, des œuvres d'art et des sites Web protégés par le droit d'auteur. Actuellement, plusieurs dizaines de poursuites sont en cours aux États-Unis, et des contestations similaires ont émergé dans d'autres pays, notamment en Chine, au Canada et au Royaume-Uni.
L'un des aspects les plus notables du jugement rendu est son rejet de l'argument d'« usage loyal » (« fair use »). Ce concept juridique permet, sous certaines conditions, l'utilisation d'œuvres protégées sans autorisation, notamment dans le cadre de la parodie, de la recherche non commerciale ou du journalisme. Lorsqu'un tribunal évalue si l'utilisation est équitable, il examine quatre critères : la finalité de l'utilisation, la nature de l'œuvre, la quantité du contenu utilisé et l'impact sur le marché de l'original. Dans cette affaire, le juge a considéré que l’usage que faisait Ross Intelligence était bien commercial et ne transformait pas le contenu original. Surtout, il a rappelé que cet usage pouvait avoir un impact sur la valeur commerciale du travail de Westlaw, estimant que ce facteur était particulièrement important.
Le jugement n’aura pas beaucoup d’impact pour la start-up qui a fermé ses portes depuis quatre ans, invoquant les frais de contentieux.
Des procédures toujours en cours outre-Atlantique
Mais le débat n’est toujours pas complètement tranché ; même s’il a franchi une étape décisive. Ainsi, en décembre 2023, le quotidien américain The New York Times avait poursuivi en justice Microsoft et OpenAI, créateur de ChatGPT, pour violation de droits d’auteur. En tout, plusieurs dizaines de litiges sont en cours aux États-Unis. L’argument de l’usage loyal est régulièrement utilisé comme défense par les entreprises d’IA dans les poursuites pour atteintes au droit d’auteur. Le jugement rendu mardi devrait donc marquer une étape importante dans ces litiges menés par de nombreux acteurs du monde de la presse et de la culture, qui reprochent aux entreprises d’avoir utilisé leurs contenus sans autorisation préalable pour entraîner des modèles d’IA.
En France : droit de citation et lutte contre le parasitisme
En France, le droit de citation est encadré par l'article L122-5 du Code de la propriété intellectuelle. Il permet d'extraire des passages d'une œuvre sous réserve que la citation soit justifiée par un objectif critique, pédagogique ou informatif, et qu'elle respecte le droit moral de l'auteur. Ce cadre est plus restrictif que le « fair use » américain, ce qui signifie que les entreprises d’IA françaises doivent être encore plus prudentes dans l’utilisation de contenus protégés.
Par ailleurs, la jurisprudence française sanctionne aussi le parasitisme économique, qui vise toute entreprise tirant profit indûment du travail d’un tiers sans autorisation. Ce concept est souvent invoqué par les médias et les éditeurs français pour lutter contre l’exploitation commerciale de leurs contenus par des plateformes numériques et pourrait être appliqué aux outils d’IA exploitant des bases de données sous droits d’auteur.
Ainsi, alors que les procédures aux États-Unis se multiplient et que la décision en faveur de Thomson Reuters pourrait créer un précédent, la France dispose d'un cadre juridique qui pourrait freiner plus rapidement de telles pratiques.
L'affaire met surtout en lumière l'urgence pour les entreprises d'IA de définir des stratégies conformes aux droits d'auteur, sous peine de sanctions juridiques croissantes des deux côtés de l'Atlantique.
En droit, la loi du plus fort est rarement gagnante. Comme si les muscles finissaient toujours par s’aplatir face à l’intelligence du droit.