Juridique

De l’impartialité du juge

La justice - Photo Sandrine Marty - Hans Lucas via AFP

De l’impartialité du juge

L'impartialité du juge se présume toujours. Mais comme le rappelle notre chroniqueur, elle peut aussi faire l'objet d'âpres discussions. Depuis l'affaire Dreyfus, la notion d'impartialité n'a ainsi cessé d'évoluer, jusqu'à devenir l'une des garanties essentielles du droit au procès équitable garanti à l’article 6-1 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

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Par Vincent Vigneau
Créé le 22.01.2025 à 12h45

En ces temps incertains où le principe de l’État de droit est régulièrement remis en cause et où se fait de nouveau sentir un antisémitisme rampant, il faut absolument lire ou relire l’admirable ouvrage de Jean-Denis Bredin L’affaire (Fayard, 1993) qui décrit avec une minutie chirurgicale comment des juridictions militaires ont, de façon indigne, condamné, en toute connaissance de cause, un innocent et comment la Cour de cassation a su, le 12 juillet 1906, en dépit des pressions et des menaces, restaurer l’innocence et l’honneur du capitaine Dreyfus. Jean-Denis Bredin, avocat, historien et écrivain, non seulement y met en lumière l’antisémitisme sournois et assumé dans certaines couches de la société française de la fin du XIXe siècle, mais y démontre de façon magistrale combien les juges qui ont composé ces juridictions militaires ont gravement manqué au devoir d’impartialité qui s’impose à tout juge.

L’obligation de neutralité

Signée par les États membres du Conseil de l'Europe le 4 novembre 1950, la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales a élevé cette exigence au rang des garanties essentielles du droit au procès équitable garanti à l’article 6-1 de cette même Convention. Sa valeur constitutionnelle a été consacrée dans une décision du 9 avril 1996 du Conseil constitutionnel.

L’exigence d’impartialité impose au juge une obligation de neutralité lui interdisant tout préjugé à l'encontre de l'un des plaideurs. Pour la Cour européenne des droits de l’homme (la CEDH), l’impartialité contribue à « la confiance que les tribunaux démocratiques se doivent d’inspirer au justiciable ».

Être impartial, c’est d’abord n’avoir aucun parti pris dans son for intérieur.  Autrement dit, tout juge doit s’imposer une stricte neutralité et s’interdire de tenir compte, dans son activité, de l’inclinaison ou de la réserve qu’il éprouve à l’égard de l’un des plaideurs ou de contraintes plus ou moins diffuses de son milieu social ou de ses engagements personnels. Il se doit de garantir aux parties qu'il se détermine en « science et conscience » dans le respect du droit positif, sans être limité a priori dans sa capacité de jugement de l'affaire par ses opinions personnelles ou ses relations personnelles avec l'une des parties. C’est ce que les juristes appellent l’impartialité subjective, car sa détermination dépend de la subjectivité du sujet. Elle a pour objet d'éviter que le juge ne puisse être influencé par des considérations personnelles sur la contestation à trancher.

Pour la jurisprudence, elle est toujours présumée et il appartient au plaideur qui la conteste de rapporter la preuve de partialité du juge. Elle reste cependant difficile à appréhender car elle repose sur des critères tirés de la personne même du juge, qui relèvent de ses relations familiales, sociales, patrimoniales, de ses convictions idéologiques, politiques, syndicales, religieuses ou philosophiques, etc. La preuve de la partialité personnelle du juge peut certes parfois se déduire de la motivation, par exemple, comme l’a jugé le 14 septembre 2006 la deuxième chambre civile de la Cour de cassation (pourvoi n°04-20.524), lorsqu’il qu'il emploie des termes injurieux à l'égard du justiciable ou vexatoires à l’égard de son avocat. Mais en dehors de ces hypothèses rarissimes, qui relèvent presque de la caricature, le défaut d’impartialité subjective est presque impossible à rapporter car il est très difficile de déterminer ce qu’untel pense dans son for intérieur en telle circonstance.

Une impartialité objective

C'est pour cette raison que s’est développée parallèlement, sous l’influence de la CEDH, une approche différente de la notion d’impartialité fondée cette fois-ci sur des éléments objectifs, extérieurs à la personne en question. Selon cette conception, non seulement le juge doit être intrinsèquement impartial, mais encore, les circonstances dans lesquelles il intervient ne doivent pas être de nature à faire naître chez les parties un soupçon légitime de partialité.

Dans un célèbre arrêt Piersak c/ Belgique rendu le 1er octobre 1982, la Cour précise qu’elle se détermine à partir d’éléments objectifs extérieurs à la personne du juge, et conduisent à s’interroger sur la question de savoir « Si indépendamment de la conduite personnelle du juge, certains faits vérifiables autorisent à suspecter l’impartialité de ce dernier ». La démarche objective permet ainsi de pallier la difficulté d’apporter la preuve d’un défaut d’impartialité subjective du juge. Cette même Cour précise ensuite que « l’impartialité s’apprécie selon une double démarche : la première consiste à essayer de déterminer la conviction personnelle de tel ou tel juge en telle occasion ; la seconde amène à s’assurer qu’il offrait des garanties suffisantes pour exclure tout doute légitime à cet égard» .

L’impartialité objective renvoie à deux types de situations :

- d’une part, l’existence d’un intérêt personnel d’un juge dans une affaire donnée ou l’existence de liens personnels ou professionnels entre le juge et d’autres acteurs de la procédure  (impartialité personnelle) ;

- d’autre part, les interventions successives d’un juge à différentes étapes de la procédure dans une même affaire (impartialité fonctionnelle).

L'apparence est un facteur déterminant d'appréciation de l’impartialité objective par référence soit la composition du tribunal saisi de la « cause », donc à un facteur organique, soit à la connaissance ou l'intervention du juge à l'occasion de fonctions antérieures dans une même « cause », donc à un facteur fonctionnel. L' « apparence» comme critère primordial d'appréciation de l'exigence d'impartialité objective s'exprime par la formule célèbre du Lord Chief Justice britannique Gordon Hewart  « justice must not only be done, it must also be seen to be done » , c’est à dire que le tribunal saisi ne doit pas donner dans sa composition l'apparence de défauts objectifs faisant craindre aux plaideurs son absence d'impartialité.

Le déport

Afin d’assurer l’impartialité du tribunal, la CEDH considère que l’article 6 § 1 de la Convention « implique pour toute juridiction nationale l’obligation de vérifier si, par sa composition, elle constitue "un tribunal impartial" au sens de cette disposition lorsque […] surgit sur ce point une contestation qui n’apparaît pas d’emblée manifestement dépourvue de sérieux ». Elle souligne également la nécessité de mettre en place des procédures de déport, permettant à « tout juge dont on peut légitimement craindre un manque d’impartialité » de se déporter. En outre, lorsqu’une demande de récusation est introduite, le tribunal droit répondre aux arguments avancés au soutien de la demande.

L’obligation pour le juge de présenter des garanties objectives d’impartialité doit conduire le juge à s'abstenir de siéger dans une instance à laquelle sont parties des personnes avec lesquelles il a noué des relations personnelles (il est parent ou allié de l'une des parties, voire il a développé une amitié ou une inimitié notoire avec l'une d'elles) ou avec qui il entretient des intérêts patrimoniaux (il est héritier ou administrateur des biens de l'une des parties, etc.). Il doit aussi s’abstenir de toute attitude qui pourrait laisser supposer une inclinaison en faveur d’une des parties.

S’agissant de l’impartialité fonctionnelle, la Cour de Strasbourg a eu l'occasion de préciser à plusieurs reprises qu'il ne s'agit pas de se borner à rechercher si le juge a préalablement connu de l'affaire, mais plutôt de déterminer la nature de sa prise de décision antérieure, et  de savoir s'il a préalablement rendu ou contribué à rendre une décision de justice impliquant qu'il ait déjà, en amont, porté une appréciation juridique sur la solution au fond que devrait selon lui recevoir le litige eu égard aux faits de la cause. Il convient donc de déterminer, dans chaque cas, si compte tenu de la nature de la première décision rendue par la juridiction saisie, les magistrats peuvent apparaître comme susceptibles de parti pris quant à la décision qu’ils sont appelés à prendre. 

Servir la société

Comme le démontre Jean-Denis Bredin, l’affaire Dreyfus a profondément marqué l'histoire de France au moment où le XIXe siècle tournait sur ses gonds, que ce soit sur la politique, la société et le droit. Elle a révélé les tensions et les contradictions de la société française de l'époque, et a contribué à façonner la France contemporaine. Mais parmi toutes les désolations qu’elle a créées, on peut trouver quelques résultats heureux, comme la prise de conscience de l'importance des droits de l'homme, de l’indépendance de la justice et de l’impartialité de la procédure.

Jean-Denis Bredin écrivait dans la tribune qu’il faisait paraître le 13 octobre 1981 dans le journal Le Monde sur la réhabilitation d’Alfred Dreyfus : « L'indépendance ne devrait pas être célébrée comme un devoir difficile, mais vécue comme une pratique ordinaire. (…) Car l'indépendance n'est pas faite pour le juge : comme son privilège, son ascèse, son royaume. Elle est destinée à servir la société, parce qu'elle est un instrument irremplaçable de la liberté et de la justice. »  On aurait pu écrire la même chose sur l’impartialité, contrepartie indispensable à l’indépendance des juges, sans laquelle celle-ci risquerait de dériver vers l’arbitraire.

Vincent Vigneau

Olivier Dion - Vincent Vigneau

 

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