Juridique

Thème littéraire aussi efficace qu’éternel, toujours prompt à offrir à l’esprit le loisir de tisser un imaginaire bordé d’espions tapis dans l’ombre, de conciliabules exotiques et de morts suspectes, le complot est régulièrement convoqué dans les salles d’audience. Il vient dans la bouche de ceux qui ne peuvent vivre avec, sur leur réputation, la tâche d’un prosaïque délit et, rigoureusement innocents, ne peuvent donc avoir été traînés devant la justice que par l’effet de machinations scandaleusement ourdies dans l’ombre par leurs ennemis.

Le complot est alors brandi comme une cape d’immunité morale qui, si elle ne fait pas disparaître la culpabilité révélée par les détails du dossier, permet au prévenu de garder une contenance face à l’opinion publique qui, en règle générale, ne connaît jamais rien aux détails, et peut se laisser tromper par des protestations d’innocence alliées à la dénonciation d’une adversité occulte, si celles-ci sont clamées avec suffisamment de conviction.

Le nuage de fumée de l’illusionniste

L’invocation du complot, tel le nuage de fumée de l’illusionniste, braque l’attention du monde là où le prévenu la souhaite, empêchant qu’elle ne se porte là où il ne la veut pas. Pour peu qu’il sache animer son récit, qu’il ait du bagout et qu’il sache jouer son rôle, celui qui l’utilise n’a rien à perdre et tout à gagner. Il ne lui est évidemment pas nécessaire d’apporter la preuve de ce qu’il avance puisque le complot, tramé dans le secret, ne laisse pas de traces sinon celles, faites de fumée, qu’il inscrit dans l’air. Il suffit au prévenu, pour bâtir sa défense, de construire une histoire que l’on a envie d’écouter, un récit romanesque où la cupidité, l’immoralité, la dissimulation, la traîtrise d’un monde odieux expliquent sa douloureuse situation.

À l’abri de cette fragile construction, il n’échappera pas à la condamnation mais peut au moins espérer conserver sa dignité. Il convient cependant de procéder, avant d’avoir recours à pareil stratagème, à un arbitrage préalable fondé sur la prise en considération de quelques éléments essentiels, au nombre desquels figurent en première place, la fortune et la situation sociale. En effet, la justice, pour être aveugle, n’en sait pas moins parfaitement peser et il n’y a plus guère que quelques naïfs férus d’égyptologie pour croire encore que la balance qu’elle exhibe est destinée aux âmes. Des biens plus matériels échouent dans ses plateaux et décident de l’attitude qu’elle adoptera.

Religieusement écouté chez les puissants

Ainsi, il est des audiences scrutées de toutes parts, où comparaissent de hautes personnalités, dont les enjeux sont considérables, où se joue sinon le destin, du moins parfois l’avenir prochain du pays et où, lorsque l’hypothèse d’un complot est posée sur le tapis, elle y trône en majesté.

Quand l’un des prévenus importants de ces procès importants la formule, cette hypothèse, la justice l’écoute dans un silence respectueux. Elle ne le croit peut-être pas, elle ne le croit sans doute pas, elle ne le croit certainement pas mais elle ne le dit pas. Elle écoute, elle questionne, elle investigue, elle réfléchit, elle prend le temps d’essayer de dissiper la fumée que l’on souffle devant elle car elle sait que c’est maintenant sa réputation qui est en jeu, que le personnage important qui a soulevé le lièvre du complot a la capacité de faire courir derrière lui tout ce qu’il compte de soutiens, médiatiques, politiques, économiques, officiels et officieux.

Alors, elle ne veut, dans cette course à la vérité alternative offerte par la défense, être prise en flagrant délit ni de mépris ni de négligence. Elle s’applique donc et si, à la fin, elle conclut que de complot, il y en avait autant que de beurre en branche, elle le fait avec un sérieux qui est souvent inversement proportionnel à celui de l’hypothèse initiale. Tout est clair, propre, ordonné, respectueux de la dignité des personnes, des droits de la défense, des libertés fondamentales et de la moralité universelle.

Souverainement méprisé chez les obscurs

À l’inverse, dans les petites audiences, celles que l’on surcharge, celles où l’on abat du dossier au rythme d’un bûcheron canadien, celles qui n’intéressent personne et que ne suivent que les familles et quelques éternels curieux, la justice est moins patiente avec ceux qui agitent l’idée selon laquelle quelqu’un, peut-être, leur voudrait du mal, qu’il y a d’autres raisons que celle qui est inscrite au dossier et qui expliquent leur présence ici.

Point de silence respectueux, foin d’investigations, aucune réflexion. Dans le meilleur des cas, si le tribunal décide de poser quelques questions, elles sont aboyées ou tellement teintées d’une lourde ironie à laquelle il est inutile de tenter d'apporter la moindre réponse. Dans le jugement qui condamne, si tant est que l’on parle de cette conspiration alléguée, on ne s’embarrasse pas non plus de longs développements pour l’écarter. Une affirmation, deux évidences, un truisme et le tour est joué.

Ainsi, la théorie du complot, pour populaire qu’elle puisse apparaître de par ses origines et le nombre de ses adeptes, ne fonctionne, en matière judiciaire que si elle est avancée par les membres de l’élite. Développée par les pauvres, elle ne peut être utilisée que par les riches et les puissants. Ceux-ci s’en privant de moins en moins, il y a sans doute là un cas d’appropriation culturelle intéressant.

Vincent Ollivier

Olivier Dion - Vincent Ollivier

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