Livres Hebdo : Quand avez-vous découvert la lecture ?
Dominique Simonnot : Je lis depuis que je suis petite. Un de mes premiers livres, était Le roi des embêtants, un bonhomme dont la marotte est de tracasser les autres de mille façons, je repense encore à lui quand j’ai des ennuis. Et puis les Club des Cinq d’Enid Blyton, avec Claude qui avait l’air d’un garçon et son bon chien Dagobert. J'étais gaga d'elle. Chez ma grand-mère, j’ai raflé des étagères entières de « La bibliothèque des mères de famille », des romans à l’eau de rose. Je me souviens d’une phrase qu’à 11 ans, je ne saisissais pas : « Scellons plus fort notre amour, voulez-vous Janet ? ». Je me disais : « Qu'est-ce que ça peut bien être ? » Ça m'avait emballée.
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Qui vous a donné le goût de la lecture ?
Mes parents qui lisaient beaucoup et une professeure de français géniale. J’aimais tant cacher mes livres sous les draps, la nuit, et lire avec la lampe de poche. Il m’est resté cette habitude si confortable de lire enfouie dans un lit. Avec ma mère, avant qu'elle ne meure et quand elle commençait à ne pas aller bien, on s'est passionnées pour des tas de choses toutes les deux. On se récitait « Les Chats » de Baudelaire ou la lettre si cruelle des Liaisons Dangereuses « On s’ennuie de tout mon Ange… » de Choderlos de Laclos.
Elle et moi avons débattu des semaines pour savoir qui a trahi Jean Moulin, après avoir lu tout ce que nous pouvions sur le sujet, dont bien sûr le Journal de Maurice Garçon, qui a fait acquitter René Hardy, accusé d’avoir donné Jean Moulin. Au-delà de Hardy, c’était fascinant de suivre cet immense avocat, dandy, mondain, qui petit à petit, sous l’Occupation se transforme et combat les magistrats qui appliquaient les lois vichystes, Nous lisions aussi ensemble la vie de Jacques Isorni, dont on a un peu oublié, que, étranger, il a été radié du barreau par les lois pétainistes, alors qu’il défendait communistes et résistants. Plus tard ses clients, dont Pétain, furent d’immondes collabos. Lui disait : « Moi je suis toujours du côté des prisonniers, toujours du côté de la liberté ». Une belle définition du métier d’avocat non ?
Quels livres vous ont marquée ?
La femme eunuque de Germaine Greer (Robert Laffont, Réponses, 1970, 1998) a été une révélation. Précoces et délurées, mes copines et moi, connaissions les avortements sauvages par des médecins que je qualifierais de bouchers ou en tout cas de sagouins, même si nous les remerciions d’exister. Nous vivions aussi des gestes, des regards, des attitudes et parfois plus, de la part des hommes, ce qui aujourd’hui, heureusement, ne passe plus, mais qui, « à l’époque » comme on dit, étaient regardés avec un certain amusement par les adultes. Grâce à Greer, nous avons vu nos expériences d’un autre œil. Nous nous sommes donc déclarées en guerre contre les hommes et en grève du sexe. Ah, la stupéfaction de nos petits copains, quelle rigolade ! À force de vivre la vie des femmes d’alors, libérées sexuellement mais en fait pas vraiment, à force d’observer, de refuser ou d’enrager, j’ai évolué vers le féminisme. Nous expulsions les hommes de nos cortèges au prétexte que « vous portez la honte dans vos pantalons ». Ce furent des temps pleins de vie, de rires et d’espoir de changer le monde.
Je peux aussi penser des heures à Vie et Destin de Vassili Grossman et à la lettre de la mère écrite depuis le ghetto et sur laquelle, je ne connais personne qui n’ait pas sangloté. Ou à L’Affaire Maurizius de Jakob Wassermann (Folio, 2006), qui dit tout de l’erreur judiciaire, de la prison et de la quête de justice.
« Je ne suis pas une intellectuelle, j’aime le concret, les histoires, les polars »
Dernièrement je me suis passionnée pour l'histoire des Indiens Osages dont les « Blancs » avaient échangé les territoires fertiles contre des terres arides, ignorant qu’elles recelaient des tonnes de pétrole. Devenus très riches, les Osages se baladaient en Rolls, portaient de beaux habits. Et puis, des « Blancs » ont épousé des femmes Osages. Non par amour, mais pour en hériter, après les avoir assassinées, dans de faux accidents, ou en les empoisonnant à petit feu. Un plan machiavélique auquel Edgar Hoover, tout juste arrivé au FBI, a mis fin en arrêtant ces serial killers (sa seule bonne action, je pense). David Grann en a tiré La Note Américaine (Globe/Pocket) qui a donné le film, The killers of the flower moon avec Leonardo DiCaprio. Et un ami, m’a offert Le sang noir de la terre de Linda Hogan (Le Rocher/Folio) qui, 30 ans avant Grann avait raconté les malheurs des Osages. Ou Sœurs volées d’Emmanuelle Walter (Lux, 2014), qui rend justice aux 1 200 Amérindiennes assassinées au Canada en quelques années dans l’indifférence générale.
Je trouve fascinantes les histoires qui rebondissent grâce à différents auteurs et angles. J’y classe l’affaire du Dahlia Noir, de James Ellroy (Rivages/Noir, 1988, 2019) et tous les livres sur les assassinats impunis de femmes à Los Angeles, au milieu d’une police corrompue, dont celui de Steve Hodel, un flic de LA qui assure avoir trouvé le coupable en son propre père (l’Affaire du Dahlia noir (Points, 2005). De même que Sambre d’Alice Géraud (Livres de poche, 2024), et les 30 ans d’enquête (bâclée) jusqu’à l’arrestation du coupable de 57 viols et agressions. Tous commis sur des femmes qui, apparemment, ne comptaient pas assez pour qu’on s’y intéresse. Je peux devenir dingue sur de tels sujets.
Et quelles sont les lectures qui vous ont beaucoup influencée dans cette évolution personnelle, politique ?
Je ne suis pas une intellectuelle, j’aime le concret, les histoires, les polars, les romans qui m’en apprennent plus que n’importe quel ouvrage « sérieux » sur les sujets qui me tiennent à cœur depuis toujours, la justice, la prison, la précarité, les injustices. … J’ai lu peu de livres politiques, sauf si on appelle « politiques » - et à mon avis, c’est le cas - les œuvres de Vassili Grossman, David Grossman, Colum McCann ou Tom Wolf, et plus près de nous, ceux de Marion Brunet, Karine Tuil, Maryse Condé, Constance Debré… Leurs récits sociaux, durs, grinçants et souvent drôles. Et tant d’autres que je m’arrête là. Ces lectures m’ont éclairée…
Parmi mes amis, j’aime les récits de Marie Desplechin, les romans bizarres de mon compagnon, Benjamin Legrand, ceux de Sorj Chalandon, toujours révolté, ceux de Brigitte Vital-Durand dont Féminicide et scandale d’Etat – L’Affaire Choiseul-Praslin (Les presses de la cité) vient de sortir, et qui, journaliste a beaucoup œuvré pour l’acquittement de Patrick Dils et en a fait une BD. Ou encore Judith Perrignon et Patricia Tourancheau et ses faits divers inénarrables, Sophie Calle, qui est si douée, Christophe Boltanski et sa Cache, les livres inoubliables de Jean Hatzfeld qui m’ont éblouie.
« L’essentialisation ne me va pas, ma forme de pensée, va vers l’universalisme »
Et les classiques ?
Au fil de ce que j’observe et de ce qui m’arrive, je me dis : « Tiens, tu devrais relire tel ou tel Hugo, Balzac, Zola, Stendhal, Maupassant ou Kafka, Faulkner et Stefan Zweig qui m’ont appris la vie ». Madame Bovary de Flaubert, cette révoltée que j’aime d’autant plus, que grâce à elle, j’ai eu 19/ 20 à une dissertation que j’ai refilée à mes camarades, pour qu’ils aient une bonne note. On a bien ri avec ça. Et puis ma chère Colette, George Sand (une femme capable de dire : « J’ai connu Mérimée hier soir, ce n’était pas grand-chose… ») ou Joséphine Baker dont j’admire tant la vie.
Simone de Beauvoir ?
Le deuxième sexe, je ne l’ai pas fini, j'en ai eu marre. J'ai lu Simone de Beauvoir trop tard et je n’aime pas sa façon vulgaire et malsaine de livrer des jeunes femmes à son couple sous couvert de liberté. J'ai d'autres icônes comme Angela Davis ou Toni Morrison.
Et alors, quels sont les autres auteurs qui vous ont influencée dans le combat féministe ?
Je n’ai pas vraiment de « combat féministe », autrement que par ma façon de vivre. Et, si je chéris #MeToo, mouvement salutaire je suis gênée par la volonté de répression qui a envahi notre société et me semble être une régression. J'ai eu la fierté d'être la marraine d’une promo de l'École Française du Barreau et comme avec tous les étudiants en droit que je rencontre, nous en avons beaucoup discuté. Je leur dis toujours « Vous devez avoir le cœur assez grand pour défendre tout le monde, y compris des (présumés) salauds, sinon, à quoi sert d’être avocat ? Inspirez-vous d’Albert Naud : "Les défendre tous !" ». De même, l’essentialisation ne me va pas, ma forme de pensée, va vers l’universalisme.
Vous parliez de votre combat universaliste, qu'est-ce qui a nourri cette conception ?
Vous me parlez de « combat », je vous parle de ma façon de voir à travers ce que j'ai vécu et ce que je vis avec mes bandes de copains et mes métiers successifs. En fait, tout m’a poussée vers l’universalisme. Dans ma jeunesse, on se foutait de savoir si j'étais juive, ou si machin l’était, ou que truc était musulman, que l'autre était catho. Aujourd’hui, c'est devenu un sujet majeur. Je ne dis pas que tout était formidable dans les années 1970, mais il y avait des luttes dont le mot d’ordre était « Tous ensemble ! ». Entre autres le soutien aux sans-papiers, aux sans-logis ou contre la condition carcérale. Je suis engagée, c’est sûr, mais je n'ai jamais vraiment milité.
« II faut se refuser à détailler l’horreur de certains fait divers »
Et est-ce que vous avez eu des lectures qui étaient liées, justement, à ces questions pénitentiaires ou juridiques ?
D'abord, je suis fanatique de faits divers et de polars. Par exemple, je lis énormément de chroniques judiciaires de 1900 à aujourd’hui, ou des livres relatant des procès, je suis fascinée par le monde judiciaire. Les polars, j‘en ai lu des tonnes, de Chester Himes, Carter Brown, Peter Cheney, Raymond Chandler… Ou la géniale Patricia Highsmith ou la plus modeste mais sensationnelle Sue Grafton. Ma bibliothèque est bourrée de Série Noire de la grande époque. En revanche je jette les bouquins tendance gore, avec des pervers déglingués dont sont étalés les sévices ignobles infligés aux victimes. C’est pareil dans le journalisme, je pense qu’il faut se refuser à détailler l’horreur de certains fait divers. Le très beau livre Blanc sur Noir de Ruben Gonzales Gallego (Actes Sud, 2003) le dit très bien, lui qui a subi mille horreurs, explique que l’on se salit et qu’on salit le lecteur à détailler les supplices.
Après avoir été CPIP, vous êtes devenue journaliste, donc spécialiste des faits divers et des tribunaux. Est-ce qu'il y a soit des journalistes, soit des auteurs qui vous ont influencée ?
Quand j'étais étudiante en droit, notre chargé de TD nous disait : « Allez aux flags ! » (aujourd’hui « Comparutions immédiates »), une justice ultra rapide, voire expéditive. J’y traînais très souvent, et cela m'a marquée à vie, tant ce « spectacle » n’a rien à voir avec ce qu'on nous apprend à la fac sur la preuve, les témoins ou la sérénité de la justice. Devenue journaliste à Libération, j’ai proposé de reprendre une chronique sur les « flags » qui avait existé et que je lisais avant. Et j’ai continué au Canard. Ces audiences m’ont toujours passionnée, elles sont pour moi, un condensé de tout ce qu’a raté la société, sous la forme d’une « fast justice » entièrement taillée pour les pauvres. Et à ma grande fierté, deux pièces de théâtre, tirées de ces chroniques ont été mises en scène.
Des journalistes, je repense à mes camarades de Libé qui m’ont tout appris, à Geo London, Albert Londres. Et puis Giono ou Gide aux assises. Et Kessel qui a écrit sur les procès les plus énormes (Nuremberg, Eichmann), comme ceux de criminels de tous les jours. Kessel c’est un de mes remords. Quand j’étais jeune, il était, pour moi, un écrivain de droite - donc à ne pas lire (je sais, c’est nul). Et enfin j’ai ouvert l’Armée des Ombres, je suis tombée amoureuse de son talent, de son courage, de ses récits et de sa vie. Trop tard, hélas…
Vous avez lu beaucoup de mémoires d’avocats ?
Oui. À part Garçon, Naud, Floriot, bien sûr, Georges Kiejman, Thierry Lévy, Jean-Denis Bredin, Badinter, Emile Polack, Henri Leclerc, Maître Mô, Soulez-Larivière, Malka, Marie Dosé…
« Philip Roth est l'une de mes idoles »
Vous trouvez encore le temps de lire ?
Oui, je lis tous les soirs et comme je ne m’endors très tard, j’ai le temps. J’ai eu ma période Henry Miller : Plexus, Sexus, Nexus. Alors qu’il passait pour une révolution à lui tout seul, j’ai voulu le relire et il m’est tombé des mains, si vieillot. Je pense à Gitta Sereny, la journaliste et écrivaine qui a écrit Une si jolie petite fille. À lire absolument l’histoire affolante de cette fillette anglaise de 11 ans qui a tué deux enfants et a été jugée comme une adulte. Et Le journaliste et l’assassin de Janet Malcolm, l’histoire de la trahison d’un journaliste américain faisant croire à un homme accusé d’avoir tué sa femme et leurs enfants qu’il va militer pour son innocence. Il avait même intégré l’équipe de défense. Or, son livre est entièrement à charge. Après sa condamnation à perpétuité, l’assassin et ses avocats ont attaqué le journaliste et le jury a été tellement choqué de sa conduite qu’il a écopé de 500 000 dollars de dommages et intérêts. Ce qui m’a enchantée. Ce qui est extraordinaire avec la lecture, c’est qu’elle fait voyager partout, dans tous les pays, tous les milieux, toutes les situations, à travers tous les caractères.
Et Philip Roth. J’ai honte de l’avoir oublié, c’est une de mes idoles. La Tache m’a marquée, car elle parle bien de notre époque. J’aimerais aussi citer André Brinks ou Ahmet Altan. Je sais que j’oublie plein de livres et d’auteurs qui m’ont transportée et que je vais m’en vouloir.
Et Michèle Perrot ?
J’allais y venir, Michèle Perrot est aussi vaillante qu’exceptionnelle. Elle a inspiré tant de monde. Nous nous voyons de temps en temps, je vais l’écouter dès que je peux. Nous avons discuté de la montée de cette soif de répression préoccupante qui fait de la prison la seule peine qui vaille, alors qu’il existe tant d’alternatives. Elle est venue nous causer au CGLPL et elle a fait un tabac !
Un livre qui donne de l’espoir ?
J’aime les livres où les gens se battent, se révoltent et s’en sortent. Baldwin, avec I Am Not Your Negro, est un exemple de combat réussi.
