« Les chiens aboient, la caravane Goncourt passe ! » résume Philippe Claudel au Monde des livres. Pour le secrétaire général du Goncourt, la polémique qui « oppose » Kevin Lambert et Nicolas Mathieu relève de la poudre aux yeux. Et pourtant, elle fait couler beaucoup d'encre en cette rentrée littéraire.
En apparence, les deux auteurs ont plus de points communs que de désaccords manifestes. Tous les deux sont marqués à gauche sur l’échiquier politique, et ont écrit sur la classe ouvrière. Dans Leurs enfants après eux (Actes Sud, 2018), Nicolas Mathieu s’intéressait à la désindustrialisation, alors que Kevin Lambert, lui, imaginait son âge d’or dans Querelle de Roberval. Fiction syndicale (Héliotrope) la même année. Le Français et le Québécois ont aussi su tous les deux retenir l’attention des jurys du prix Goncourt : alors que le premier l’a remporté en 2018, le second se trouve sur la liste des premiers retenus de 2023 avec Que notre joie demeure (Le Nouvel Attila). Pour trouver l’origine de la discorde, il faudra aller sur le compte Instagram du Nouvel Attila.
Liberté d’écriture ou velléité de censure ?
Accolée à une photo du nouvel ouvrage de Kevin Lambert, une légende interpelle ; elle explique que l’auteur a sollicité Chloé Savoie-Bernard, poète et professeure haïtienne, en tant que « sensitivity reader ». Le but : éviter les stéréotypes raciaux et complexifier les personnages haïtiens qui peuplent le roman. « La lecture sensible, contrairement à ce qu’en disent les réactionnaires, n’est pas une censure, argue l’auteur. Elle amplifie la liberté d’écriture et la richesse du texte. »
C’est cette dernière phrase qui fait tiquer Nicolas Mathieu. « Où l’on apprend que n’être pas favorable aux sensitivity readers, c’est être réactionnaire », reformule-t-il sur sa propre page Instagram. S’il ne critique pas le recours à un avis extérieur et rappelle la nécessité d’être prudent sur la représentation des minorités, il reproche au Québécois de se gargariser de ce choix, et de laisser entendre que les gens qui ne le font pas « font le jeu des oppressions en cours ».
Il attire également l’attention sur le risque de censure, au cœur de ses derniers engagements publics. Au moment de l'interdiction de vente aux mineurs du livre de Manu Causse Bien trop petit (Thierry Magnier, 2022) sur ordre du ministre Gérald Darmanin, il avait lancé le hashtag #WhenIwas15 pour visualiser l’existence de la sexualité adolescence et récolter des témoignages (qui seront à retrouver dans un futur recueil sur l’érotisme).
Entre les deux romanciers, « pas d’animosité »
Agitation de toutes parts. Alors que les articles et commentaires se multiplient, Nicolas Mathieu tente de rectifier le tir dès le lendemain de la publication : « Je réagissais à la réclame absurde que faisait son éditeur à ce sujet, et au fait que Kevin Lambert, dans une interview, range tous ceux qui considèrent qu’il y a une possibilité de censure parmi les réacs ». Il conclut en adressant toute sa sympathie à « ce jeune mec venu du Canada, entré dans le maelström des prix et du Goncourt » avec qui il s’est entretenu depuis. L’auteur de Connemara insiste sur ce point : guère d’animosité personnelle entre eux.
« Je dis simplement que les réactionnaires établissent un raccourci, mon expérience le démontre : le point de vue de Chloé m’a permis d’amplifier mon personnage, de l’enrichir, d’explorer des zones que je ne m’autorisais pas moi-même à explorer », rétorque Kevin Lambert dans Télérama. Il rappelle que la professeure ne se définit non pas comme une « sensitivity reader » mais comme « consultante éditoriale ». Avant de raconter comment ladite consultante l’a aidée à remplacer un terme maladroit, le verbe « rougir » alors qu’il décrivait un personnage noir.
La lecture est sensible, et le concept aussi
Directrice littéraire aux éditions Héliotrope, Olga Duhamel-Noyer s’est étonnée de cette réaction française. Dans La Presse, l’éditrice québécoise replace la démarche de son auteur dans sa manière d’appréhender l’écriture et notamment la nécessité de faire des recherches sur les sujets abordés dans ses romans. Kevin Lambert partage ce constat dans Le Figaro : « Depuis cinq ans environ, ça se fait dans une relative normalité au Québec ».
Pour Les Inrocks, il confie sa propre relation au concept, qui a évolué avec le temps : « Je me suis dit qu’on voulait surveiller les auteurs. Peut-être aussi à cause des termes. Je trouve que l’expression “démineur éditorial” est déjà tellement orientée, comme si les livres étaient des champs de mines qui nécessitaient quelqu’un d’assez agile pour désamorcer ces bombes dangereuses. » Il différencie son processus des réécritures d’œuvres à titre posthume, à l’instar de celles de Roald Dahl et Agatha Christie.
Côté Goncourt, ce n’est pas cette échauffourée qui risque de dévoyer le jugement du comité de sélection. « Je ne vois rien à redire. Il y a eu par le passé des polémiques, et il y en aura. Mais là, ce n’en est pas une », a observé Didier Decoin lors de son passage à Nancy. « Les éditeurs ont toujours relu les textes avec attention, notamment à ce qui pouvait susciter la polémique, a aussi relevé Philippe Claudel. Ce qui est intéressant, c’est le texte final. »
Lire :
Les "Sensitivity Readers" et l'édition française (1/2)
Les "Sensitivity Readers" et l'édition française (2/2)
"Sensitivity readers": naissance d’une profession
Bret Easton Ellis remonté contre les "sensitivity readers" et la réécriture des classiques