« Si je devais dire ce qu'Annie Ernaux représente pour moi, je la comparerais à une sorte de marraine inconvenante et indispensable ; on l'imagine bien venir à Noël, perturbant l'ordre des choses en disant des vérités qui dérangent et électrisant l'ambiance. Son écriture, les sujets qu'elle traite, la façon qu'elle a d'analyser le fonctionnement social sont profondément perturbateurs. Elle a une manière unique et courageuse d'écrire les rapports familiaux, notamment en parlant pour les gens qui se meuvent d'une classe sociale à l'autre. Elle n'est pas la première, pas la dernière, mais elle l'a fait avec une extrême acuité. Dans les dix commandements, il y a ce fameux : "Tu honoreras ton père et ta mère." C'est un tabou assez indépassable. Ernaux, elle, ose se confronter au fait d'avoir eu honte de ses parents. À l'adolescence, et plus tard du fait de mon parcours académique, une distance s'est creusée entre moi et le monde où j'ai grandi - ce n'est pas moi qui l'ai cherché, c'est un processus induit par les études, les lectures, etc. Le premier réflexe est en effet d'avoir un peu honte de son milieu et, par la suite, quand on comprend mieux ce qui s'est joué là-dedans, on a honte d'avoir eu honte. Annie Ernaux pose des mots très précis sur ces affects confus, qui sont à la fois intimes et politiques. J'ai un souvenir très clair du choc ressenti à la lecture de ses livres. Je me revois, allongé sur la pelouse du château de Vincennes, découvrant ses livres et me disant : "Oh putain, c'est pas vrai ! C'est exactement ça !" Elle a su décrire le fonctionnement du langage chez ceux qui n'ont pas la maîtrise de la langue. Je suis moi aussi d'une famille où les choses ne se disent pas ; le plus important demeure sous la surface des mots. Si tous ses livres ne sont pas écrits de la même manière - La femme gelée, par exemple, n'a pas du tout le même style que La place -, il y a chez elle une vraie défiance vis-à-vis de la joliesse en littérature. Son sens de l'épure et sa recherche du mot juste ont une fonction politique : il s'agit de faire un bastion dans la littérature en récusant une certaine forme de sophistication bourgeoise.
Je peinerais à parler de tel ou tel de ses livres. Ils participent tous pour moi d'un continuum où se mêlent l'écriture et la biographie, où l'effort littéraire procède d'un tout qui coïncide avec son parcours de femme, d'écrivaine, de fille, d'épouse, d'amante, etc. La littérature est toujours politique dans la mesure où elle se caractérise par sa puissance de contamination. Elle fabrique à bas bruit des collectifs d'alliés. Par exemple, je sais qu'Annie Ernaux lit beaucoup des livres que des autrices et des auteurs contemporains lui envoient, parce qu'ils s'estiment ses héritiers. Et elle a cette habitude de leur adresser des lettres, des petits mots, des cartes postales. Ce que je ne suis pas capable de faire ! Je vois deux choses là-dedans : une sincère générosité et une curiosité pour tout ce qui se fait aujourd'hui, mais aussi une manière de soigner son héritage. Elle sait qu'elle a affecté de nombreuses personnes. C'est un legs qu'elle assume et favorise. »