Neige Sinno vit au Mexique depuis 18 ans. Elle y enseigne la littérature et habite un village situé dans la région de Guadalajara, avec sa fille et son compagnon. Dans quelques mois paraîtront différentes traductions de Triste tigre (dans une vingtaine de langues). En langue espagnole, les droits ont été vendus aux éditions Anagrama.
Pour l'instant, pour l'écrivaine qui a marqué cette rentrée, l'heure est à l’accalmie et au retour chez soi, après la course folle de cette rentrée littéraire. Récompensé par cinq prix littéraires (Femina, Goncourt des lycéens, Le Monde, Les Inrocks, Blù Jean-Marc Roberts), présent dans les listes de nombreux autres, écoulé à plus de 100 000 exemplaires en France à ce jour (GFK), Triste tigre rencontre le succès auprès d'un large panel de lecteurs.
Rencontre, en marge de la Foire internationale du livre (FIL) de Guadalajara qui s'est terminé le 3 décembre.
Livres Hebdo : Vous êtes tout juste de retour chez vous, après trois mois intenses autour de la publication de Triste tigre. Comment vous sentez-vous ?
Neige Sinno : Là, je suis dans une aventure magnifique où tout le monde me fait la fête, dans quelque chose d'assez fabuleux. Ça va bientôt redescendre. Je craignais au départ d'être interviewée par des personnes qui auraient des préjugés sur le livre, qui ne l'auraient pas lu. Je trouve difficile, en général, de parler de ce qu'on a écrit, et en particulier pour ce livre-là. Finalement, je rencontre beaucoup de lecteurs avec lesquels je parle de mon texte, qui est déjà un peu à eux aussi. Je fais des rencontres extraordinaires et à chaque discussion, d'une certaine façon, je suis encore en train d'écrire ce livre.
Triste tigre va être publié aux éditions espagnoles Anagrama, et ainsi sortir au Mexique et dans tous les pays hispanophones. Vous-même parlez espagnol ; l'avez-vous traduit vous-même ?
Oui, ça m’importait que ce texte existe en espagnol, je l’ai traduit. Parvenir à écrire dans cette langue est une de mes grandes ambitions. Je ne suis pas bilingue. Pendant mes études, je suis partie aux États-Unis, et c’est là-bas que j'ai connu des Mexicains. Puis je suis arrivée au Mexique et j’ai appris l’espagnol ici. J'avais déjà 29 ans. J'ai écrit plusieurs textes en espagnol, dont un seul a été publié. Quand j'ai fini Triste tigre en français, je l’ai envoyé à plusieurs maisons d’édition. En attendant une réponse, je le traduisais et l’apportais dans un atelier d’écriture auquel je participe ici au Mexique.
Vous avez donc pu travailler ce texte, le faire circuler entre diverses lectures avant qu’il ne soit envoyé chez P.O.L ?
C'est un texte un peu étrange ; il est adressé à un lecteur alors que je ne pense jamais au lecteur d'habitude. Comme je l’ai lu à haute voix à mes amies de l’atelier, j’ai eu des retours. J'ai apporté certaines corrections et je l'ai traduit, traduit, traduit… Comme on me l'a refusé pendant de longs mois, quand je l'ai envoyé chez P.O.L, la traduction était déjà finie. J’imaginais que ce serait le dernier envoi en France et ensuite, je pensais le publier ici, au Mexique.
Triste tigre va être traduit dans 20 langues, et donc dans plus de pays encore... ?
Oui, il y a des traductions complètement inespérées, comme en coréen. Les Coréens ont écrit une lettre extraordinaire dans laquelle ils expliquent pourquoi ils sont intéressés par ce livre. Ça le sort complètement du contexte, ils y ont perçu des choses inattendues, sur la question de la non-fiction, de la forme notamment. Et sur la façon dont mon texte est spéculatif par le biais de la narration. Ça m'a beaucoup touchée, car ils ont noté par exemple que je fais référence au côté obscur de la Lune, celui qu'on ne voit pas. Ça leur a rappelé des légendes dont j’ignore l’existence, et leur a semblé un filtre intéressant pour réfléchir au sujet du mal, et ça m'a beaucoup interpellée, car au moment où je cherchais un titre au début, je voulais qu’il renvoie à cette image. Je pensais à Lune noire, ou à une formule qui faisait écho à cette obscurité. Pour moi, c'est extraordinaire de voir des lectures différentes qui parfois résonnent en moi. C'est assez mystérieux.
« C'est une question de temps, la lecture »
L’approche de Triste tigre est multiple, il y a énormément de strates et de temporalités par lesquelles aborder le livre...
J’ai voulu rendre visible la couture du texte, qu'on m'accompagne dans la pensée et dans l'écriture. C'était une façon de le rendre moins glauque, en mettant une distance avec la narration. Mais dans tous les livres s’accumulent différentes strates. À la FIL de Guadalajara, j'ai présenté Pascal Quignard. Dans son avant-dernier livre, L'amour la mer, il y a toutes ces strates, visibles pour les spécialistes, des références à des livres qu’il a écrits il y a longtemps, la figure de son frère mort, une réflexion sur le passage du temps. Elles ne le sont pas pour ceux qui ne sont pas spécialistes de son œuvre, mais elles sont là.
Dans vos autres titres, Le camion et La vie des rats, vous mettez en scène de jeunes personnages en errance, un peu perdus. Est-ce que cela traduit votre propre jeunesse, en communauté et un peu punk ?
Le camion est un livre générationnel, sur un groupe de copains que je n'ai pas vraiment eu. Ma sœur a eu un groupe de copains, et j'ai beaucoup fantasmé ça. J'étais au contraire plutôt solitaire, assez perdue, puis je suis partie à l'étranger. J’ai eu des relations amicales très fortes, mais pas vraiment de groupe. Et effectivement, je suis de la génération Nirvana, où on n'arrivait pas à se projeter au-delà de nos 20 ans, où beaucoup de gens se sont suicidés, dans un monde qui nous promettait d'être nul, et où on devait quand même se construire. C'est à peu près la même chose aujourd'hui, cela dit : il y a la crise écologique, on va dans le mur, la guerre est partout, et pour la jeunesse d’aujourd’hui, c’est maintenant que cela se passe, elle n’aura ça qu'une seule fois. Je suis dans un permanent va-et-vient entre la solitude (comme le dit Zadie Smith, c'est la première condition pour quelqu’un qui veut écrire) et une grande attirance pour le collectif aussi.
Comment avez-vous découvert la littérature, la lecture, l’écriture ? Est-ce chez vous, par l’école, des rencontres ?
Il n'y avait pas de livres chez moi, on n'avait pas beaucoup de ressources. Ma mère, qui est retraitée depuis deux ans et que je n'avais jamais vue lire, lit aujourd'hui un livre tous les trois jours. C'est une question de temps, la lecture. Au Mexique, les gens lisent peu, mais pourquoi ? Parce qu’il faut les conditions matérielles nécessaires pour la lecture, avoir du temps libre et une disponibilité émotionnelle. Quand on est dans un drame permanent, comme beaucoup de gens ici, on n'a pas cette disposition-là. Je suis née en 1977 dans un tout petit village, dans la France de Mitterrand, où il y avait une bibliothèque, avec les nouveautés, le bibliobus, la bibliothèque de l’école, du collège, donc j'ai eu accès aux livres. Personne ne m’a guidée, c'était mon monde à moi.
L’école a été un vecteur aussi pour vous ?
C'est possible, mais j'ai une relation ambivalente avec l’école. J'étais bonne élève, mais je m’y sentais enfermée. J'entends parfois des écrivains qui rendent hommage à des professeurs qui les ont encouragés et inspirés ; ça ne m'est pas arrivé. J'ai été portée par le système scolaire, j'ai fait des études jusqu’au doctorat, mais j'ai l'impression d'avoir été autodidacte : j'allais dans les amphis, j'écoutais les cours, je prenais note des bibliographies et je lisais de mon côté. Ma relation avec l'autorité est compliquée, pour des raisons évidentes, mais l’école, pour moi, c'était avant tout une relation au savoir, aux livres et à la lecture.
Lire aussi : Bilan de la rentrée littéraire : la saison de Neige
Et pourtant, vous dites bien, sur la 4ᵉ de couverture de Triste tigre, que la littérature ne vous a pas sauvée…
Cette phrase qu'on a choisie avec Frédéric Boyer pour la 4ᵉ parle de l'écriture. Écrire ce livre ne me fait pas aller mieux. Je voulais que ce soit dit. Parce que c'est un des paradoxes les plus importants de mon texte. La littérature est tout pour moi, et en même temps, l'écriture d'un livre sur mon traumatisme ne me fait pas sortir de là. Qu’apporte la lecture ? Tout le reste : une voie dans la vie, des mondes imaginaires, un refuge, l’accès à la pensée des autres, à la complexité, au contradictoire. Mais j'ai 46 ans, j'ai perdu des amis, j'ai vécu des trucs très violents dans ma vie, et dans ces moments-là, la littérature n'a rien pu pour moi. Même pas la lecture. J’y reviens ensuite, après le chagrin, mais l’art ne peut pas tout, c’est toujours la vie qui a le dessus. Je comprends aussi les gens qui font de l'art une priorité. Je trouve ça beau, mais aujourd'hui, à mon âge, je peux me situer et affirmer que ce n’est pas exactement là que je me retrouve. Je n'aurais peut-être pas dit la même chose il y a 20 ans.
Votre texte comprend toute une réflexion sur la littérature. Jusque-là, vous avez écrit des fictions et votre thèse portait sur des textes de fiction. Pourtant, on y perçoit aussi de la non-fiction, voire de l'autothéorie. C’est la première fois que vous écrivez à la première personne ?
J'écris de la fiction depuis très jeune, et j'ai écrit beaucoup de lettres. Je me suis aussi construite dans les lettres. C'est une énergie que je retrouve dans certains des textes que j’écris aujourd’hui. La question de la publication était plus compliquée, mais quand même, j'ai assez vite eu envie de publier. Là aussi, avec une certaine ambivalence. Je me rends compte, avec l’exposition que je connais en ce moment, que l’on gagne aussi quelque chose en restant dans son coin avec son travail, que personne ne juge. Concernant l’autothéorie, j'aime bien ce terme, mais je ne crois pas que ça corresponde à ce que j'ai fait. C’est une référence que je ne maîtrise pas vraiment, même si je crois que ça s’applique parfaitement à la démarche de Maggie Nelson par exemple, qui fusionne ses lectures théoriques et le récit de soi. Je voulais écrire un texte singulier, où on entend une voix particulière, écrire avec mes armes à moi. Or mes références, mon médium, se trouvent dans la fiction.
Les lycéens ont élu Triste tigre pour leur Goncourt. Ça donne une autre dimension encore à sa réception très étendue. Qu’avez-vous retenu des rencontres que vous avez pu faire avec le jeune public ?
C’est une énorme fierté ! Hier encore, je rencontrais le comité qui organise le Goncourt des lycéens, et une des élèves affirmait qu'ils avaient choisi un texte de littérature avant un texte à « sujet ». Elle soutenait qu'ils faisaient des analyses littéraires depuis le collège. Ce sont des critiques ! Et en effet, je ne l'avais pas vu comme ça, mais c’est l’âge où l'on apprend à faire de la critique littéraire, où l’on est plongé dans la littérature, les figures de style, le dialogue… Ils ont un œil très littéraire. Je crois qu'ils ont choisi une énergie qui leur parle dans l’expérience de la lecture, et ça peut être une définition de la littérature, au-delà des critères préétablis. La littérature nous arrive en lisant. Les lycéens ont aussi parlé d'audace concernant Triste tigre, ce qui veut dire « un courage un peu excessif ». Soit un courage tellement grand que tu braves tous les dangers, si grand qu’il peut mettre en péril. C’est un sacré choix, ce terme !
Vous avez des projets d’écriture en cours ?
Il y a un texte que j'ai écrit en espagnol, pas complètement fini, et qui m'a permis d’écrire Triste tigre. C’est un texte écrit à la première personne aussi, mais sur un sujet très différent. Je vais me remettre à l’écrire en français. Il s’agit d’un double voyage, à la fois un voyage réel et un voyage intérieur, qui se superposent. Ça raconte des aventures que j'ai vécues quand je suis arrivée au Mexique et l'attirance que j'ai eue pour les peuples indiens, le Chiapas, les Zapatistes… Comment cette attirance s'est construite et déconstruite. Ce sont mes lectures qui m'ont amenée ici : Bolaño, Le Clézio, Artaud, des lectures sur le voyage, sur la réinvention de soi, sur l’altérité. Ces choses-là se confrontent ensuite à la réalité. J’ai voulu mêler le récit et l'analyse, de ce qu'est un exil volontaire, la confrontation à l’autre, à l’étranger, d’une Occidentale sur une terre qui a été colonisée par le monde occidental. C’était la première fois que j'écrivais à la première personne, c’est une forme qui m'est tombée dessus. Je ne pensais pas du tout que j'allais l’employer. C'est curieux, mais quand on écrit depuis très longtemps, on se fait des idées sur ce que l'on souhaite. Je pensais que j'allais être un auteur comme Beckett, qui creuse le même sillon, ça me plaisait cette idée. Mais en fait non. Pour l'instant, mon travail montre que je suis plutôt du côté de ceux qui ont besoin d’inventer de nouvelles formes à chaque sujet. Mais cette forme-là, à la première personne, c’est peut-être l’endroit que j’ai trouvé pour réconcilier mon désir de fiction et ma formation universitaire. Je ne l'ai pas cherché, mais je me rends bien compte qu’à cet endroit, effectivement, je me sens chez moi.