Si les nuages ont encombré le ciel cet été, une discrète éclaircie s'est manifestée sur les ventes. En juillet, le marché a progressé de 1 % en euros courants selon notre baromètre Livres Hebdo/ I + C (voir p. 48). "La résistance du livre perceptible cet été, alors que tous les discours étaient centrés sur la crise, permet d'espérer une fin d'année honorable", estime Mathias Echenay, directeur général du Centre de diffusion de l'édition (CDE). Après un premier semestre à - 1 %, tous les espoirs sont concentrés sur cette deuxième partie de l'année. "En 2010, nous avions eu un début d'année difficile, rappelle Vladimir Lentzy, directeur général de Média Diffusion. Mais nous avons fait une très, très belle fin d'année et nous avons tiré le chiffre des librairies avec la BD." Toutefois, cette relative embellie ne gomme pas les tensions d'un marché qui peine à donner dans son ensemble des signes de reprise durable. L'aggravation de la crise financière ajoute aux incertitudes. Afin de traverser ces temps agités sans trop y laisser de plumes, les diffuseurs plaident pour davantage de proximité sur tous les plans.
Avant tout, la communication envers le public doit être renforcée et les libraires traditionnels particulièrement entourés, comme en témoigne Jean-Marc Roberts, directeur de Stock, dans sa tribune (p. 10). "Il est capital de développer des outils et propositions commerciales à valeur ajoutée pour aider le libraire à se différencier sur sa zone de chalandise », estime Christine Jusanx, directrice marketing et merchandising d'Interforum. "Nous avons encore de la marge pour faire apprécier et découvrir les livres, juge Vladimir Lentzy. Il y a quelque chose à inventer." Les diffuseurs imaginent aussi des actions susceptibles d'intéresser les libraires : "Sur les questions d'économies d'énergie, d'habitat, je mène des recherches pour que la librairie soit un centre de réflexion avec sa clientèle, explique Philippe Gadesaude, directeur général de Dilisco. Nous sommes en train de travailler pour proposer des ateliers aux libraires. Le rayon littérature ne doit pas être le seul à être animé. »
"IL FAUT ÉLARGIR LA VISIBILITÉ DU LIVRE. »
Mais les manifestations ponctuelles ne suffisent pas. "Il faut élargir la visibilité du livre dans les médias, notamment dans la presse, juge Mathias Echenay. Sa place est trop souvent cantonnée aux pages livres." Vladimir Lentzy, lui, plaide pour "une action collective pour valoriser le livre en tant que tel. Face à l'abondance de promotions sur les autres produits, il faut dire aux gens : ayez un livre entre les mains !"
Contenir la production reste un mot d'ordre dans les groupes, comme chez Interforum, qui mène une politique de réduction progressive. Les prix sont aussi très surveillés alors que le pouvoir d'achat reste la grande préoccupation d'une majorité de Français. Le livre demeurant un des produits culturels les moins chers, les bas prix sont certes avantageux, mais les diffuseurs souhaitent privilégier le rapport qualité-prix.
Heureux d'une progression de 20 % grâce au scolaire (chez Magnard) et au pratique, Philippe Gadesaude "redouteplutôt les effets collatéraux dans la crise, comme l'augmentation des loyers et des charges, que les effets directs sur les achats des consommateurs. Pour les ventes, si on veut, on y arrive". Pour Mathias Echenay, le problème se situe moins au niveau de la production qu'au niveau de la commercialisation : "Les libraires parlent de sélectivité face à l'offre mais moi je ne la vois pas. Je ne vois pas de changements dans la façon de porter l'offre. Les libraires continuent à prendre beaucoup des titres à l'unité. Mais que deviennent ces titres ? Font-ils l'objet de retours, de ventes, de réassorts ? Personne n'en sait rien ! Il faut des outils d'analyse avec des statistiques très fines si on veut améliorer la situation." Poussant paradoxalement les libraires à plus de sélectivité, il les appelle aussi à mieux valoriser les titres retenus.
"Le grand libraire qui a du fonds, avec une réflexion sur son offre, l'accueil, le service, le conseil... s'en sort, souligne Vladimir Lentzy. Ou alors c'est qu'il est mal placé, avec une concurrence féroce. Les petits libraires, eux, doivent faire preuve de réactivité pour fournir à leurs clients les livres qu'ils ne détiennent pas en stock."
AUTOUR DU FONDS
Remobiliser les libraires autour du fonds est une des priorités que se fixent les diffuseurs. Depuis le début de l'année, Interforum a mis en place un outil commercial plus pointu pour estimer le poids du fonds d'une librairie par rapport à la concurrence et repérer les titres en décrochage. Harmonia mundi lance à la rentrée "des propositions d'échéances lointaines, à un an, pour les libraires en difficulté avec le fonds ou avec leur trésorerie", explique Pascale Lapierre, directrice commerciale.
L'atmosphère générale de crise et les revendications appuyées des libraires, exprimées lors des Rencontres nationales de la librairie en mai, pourraient bien contribuer au renouveau du dialogue interprofessionnel. Pour autant, les diffuseurs ne vont pas jusqu'à révolutionner leur politique de remises... Conscient de la nécessité de développer des liens de travail plus constructifs entre tous les partenaires, le directeur du CDE a lancé des réunions avec les éditeurs et les représentants pour mieux connaître les ventes des libraires et mieux cibler les mises en place. Derrière, il s'agit aussi de baisser les taux de retours, ce qui profiterait à toute la chaîne. Chez Dilisco, Philippe Gadesaude a décidé d'embaucher un directeur de clientèle qui arrivera mi-septembre pour prendre en charge les relations clients et la direction des équipes de vente. "L'objectif est de se rapprocher des clients. On ne donne jamais assez d'informations", ajoute-t-il, étendant son argument à l'interprofession : "Le plan transport mis en place par la Clil [Commission de liaison interprofessionnelle du livre] a apporté une aide considérable à de nombreux libraires. Mais seuls 500 en profitent. Des instances réfléchissent et mettent en place des avantages sonnants et trébuchants et ne sont pas suivies derrière, par méconnaissance. C'est dans ce sens-là qu'il faut travailler plutôt que mettre à plat les histoires de remise, qui ne touchent pas au fond du problème."
"OU ON VIT BIEN ENSEMBLE, OU ON SOUFFRE ENSEMBLE. »
Surtout, renforcer les liens avec les libraires passe par une valorisation de l'action des représentants. "C'est un facteur très important sur lequel on n'insiste pas suffisamment, estime Vladimir Lentzy. Il y a là un gisement énorme de productivité pour les libraires. Ce sont les représentants qui connaissent le mieux la zone de chalandise, ils peuvent les aider à faire évoluer leurs fonds, à mener des actions de merchandising. Fin 2010, tous nos représentants ont passé deux à trois semaines auprès des libraires pour leur donner un coup de main. Cela a contribué à notre belle fin d'année et à nos très bons résultats de 2011."
La perspective du numérique incite encore plus les diffuseurs à plaider pour des actions collectives. Pour Philippe Gadesaude, président de Dilicom, "tout ce qui fait qu'on sera en ordre de marche avec les libraires à nos côtés sera une bonne chose. Je constate que la question du point d'accès unique progresse. Mais il faut rechercher un consensus général, une intelligence commune". La mobilisation générale est lancée. "Une part de marché significative va être prise par le numérique dans trois à cinq ans, ça ne peut pas ne pas arriver, ne serait-ce que du fait de l'intérêt des vendeurs de liseuses de faire la promotion de leurs outils, affirme Vladimir Lentzy. Mais ce n'est pas pour ça que notre métier est condamné. A condition qu'on ne se voie pas comme des ennemis mutuels. Nos destins sont liés : ou on vit bien ensemble, ou on souffre ensemble, c'est ma profonde conviction. On peut sortir de ce climat de défiance et trouver des solutions ensemble. C'est d'abord dans les têtes que les guerres se perdent."
Ventes estivales : une très fragile amélioration
Rompant avec la baisse des premiers mois de l'année, les frémissements d'activité perceptibles en juillet peinent à se confirmer. Séduits par la qualité de la production, les libraires abordent la rentrée avec volontarisme.
L'été, qui avait plutôt bien débuté, est en passe de se terminer sur une note nettement plus mitigée. D'après les premières remontées de terrain, août aura du mal à conforter la légère reprise ressentie en juin et juillet. Une hausse modeste mais qui est venue interrompre une tendance baissière continue depuis le début de l'année. En outre, sachant qu'il y avait deux jours ouvrables de moins en juin et une journée en moins en juillet, les professionnels ont particulièrement bien perçu ce retour dans le vert. D'autant qu'il est intervenu dans un contexte de forte dégradation des ventes du commerce de détail puisque, selon la Banque de France, celles-ci ont plongé, tous produits confondus, de 7,7 % en juillet.
"Je suis assez contente de juillet, lance Noëlle Isch, à la tête de La Nouvelle Librairie sétoise à Sète. La météo n'ayant pas été au beau fixe, nous avons eu du monde, ce qui a permis de terminer juillet sur une note légèrement positive. Je trouve ça très bien compte tenu du contexte." A la Fnac, Sophie Caumeau, directrice des achats de livres, se dit aussi «très contente de l'activité estivale". Outre "de super scores pour les cahiers de vacances", elle évoque l'impact positif de différentes opérations menées tout au long de l'été, notamment celles réalisées en partenariat avec les éditeurs, qui consistent à offrir un livre pour deux achetés dans une même collection. Pas moins de 16 collections étaient concernées, du poche à la BD, en passant par la jeunesse et pour la première fois la fantasy. "Pour que ça marche, il faut se bouger", martèle-t-elle.
"UN VRAI DÉCROCHAGE EN AOÛT"
S'il se montre lui aussi satisfait par les ventes de juillet, Pierre Coursières, qui dirige la chaîne de librairies Le Furet du Nord, est en revanche nettement plus réservé sur celles d'août. "On a l'impression de payer les bons résultats du début de l'été", lance-t-il. A Rodez, le directeur de la Maison du livre, Benoît Bougerol, va plus loin et parle de "retournement" et de "décrochage" en août : "Alors que notre activité a bien résisté en juillet, sans doute aidée par les caprices de la météo, le retour du beau temps et l'emballement des discours sur la crise ont provoqué un vrai décrochage en août." Pour le président du Syndicat de la librairie française, le marché doit faire face à deux problèmes principaux : le durcissement de la crise et, de manière plus structurelle, l'effritement, lent mais réel, du nombre de grands lecteurs. D'où une inquiétude non dissimulée.
Cernant mal l'orientation actuelle du marché, les libraires sont pour beaucoup, en cette veille de rentrée littéraire, dans l'expectative. Ainsi de Stanislas Rigot, responsable du secteur librairie chez Lamartine à Paris (16e) : "Après un été plutôt mou et finalement décevant, on peut espérer une reprise. Mais si l'on sait que l'on va disposer d'un bon matériel littéraire, on sait aussi que la situation économique sera compliquée."
Surfant sur des taux de croissance de 20 % tous les mois depuis qu'ils ont repris il y a deux ans la librairie Les Cordeliers, à Romans, et qu'ils lui ont insufflé un nouveau dynamisme, François Reynaud et Olivier Badoy se montrent très enthousiastes sur la production qui arrive. «C'est une très belle rentrée où, pour une fois, nous avons envie de défendre les livres dont on parle, observe François Reynaud. Emmanuel Carrère, Jonathan Franzen... ça va dépoter !"
Si les nouveautés littéraires suscitent toujours autant l'intérêt des libraires, les nouveautés politiques, qui, dans la perspective de la prochaine présidentielle, commencent à paraître, donnent lieu à des réactions plus contrastées. "Les livres politiques me posent de plus en plus de soucis, observe Olivier Augier, codirigeant d'Arts et livres au Plan de Grasse (Alpes-Maritimes). La prise de risque est très forte et le plaisir de vendre ces livres faible.Sont-ils vraiment pertinents en librairie sachant qu'ils se vendent sur une période très courte et génèrent souvent beaucoup de retours ?"
RÉNOVATIONS
Mais, au-delà des jugements portés sur la production éditoriale, les libraires comptent aussi sur leurs propres actions pour résister. L'été a été mis à profit pour mener à bien des travaux de rénovation, d'agrandissement... Ainsi chez Planet R à Saint-Lô, Vivement dimanche à Lyon, la librairie des Halles à Niort ou encore L'Amandier à Puteaux, qui a déménagé pour s'installer au coeur de la ville dans un local deux fois plus grand. Consciente que "l'avenir de la librairie passe par l'accueil", Anne-Sophie Thuard, à la tête de la librairie du même nom au Mans, annonce pour sa part la création d'un poste supplémentaire pourvu dès cette rentrée. "J'ai super la pêche", lance-t-elle avec dynamisme. Un optimisme qui fait du bien à entendre.
Françoise Benhamou : "Face à la crise, la qualité est recherchée"
Pour l'économiste, professeure à Paris-13, le climat économique risque d'affecter la demande, mais l'incertitude suscite aussi des besoins d'explication et d'évasion qui peuvent bénéficier au livre.
Pas de doute pour Françoise Benhamou : "La conjoncture est vraiment catastrophique." L'économiste, spécialiste des secteurs culturels, professeure à Paris-13 et blogueuse sur Livreshebdo.fr, rappelle qu'"avec la crise européenne, économique, monétaire et bancaire, et la crise de l'emploi on a tous les ingrédients d'une situation très difficile, même s'il y aura des hauts et des bas ; tandis que l'incertitude est aussi politique avec non seulement nos échéances électorales françaises, mais aussi les interrogations sur le devenir des révolutions arabes".
BESOIN D'ÉVASION
Pour l'économiste, ces deux dimensions de la conjoncture sont essentielles à rappeler pour le livre, car "si le sombre climat économique risque d'affecter les achats d'impulsion, et plus largement la demande, d'autant que l'accroissement du chômage des jeunes affecte le pouvoir d'achat de leurs parents, l'incertitude crée aussi une demande d'analyse et d'explication, ainsi qu'un besoin d'évasion qui servent le livre".
Le livre bénéficie aussi de son "incroyable résistance comme cadeau. Cela dépend bien sûr de l'inventivité des éditeurs, mais il reste le cadeau de base - même s'il est en concurrence avec les tablettes".
STAGNATION
Dès lors, "avec deux lignes de force qui ne vont pas dans le même sens, il n'y aura pas de montée des ventes de livres, mais pas d'effondrement non plus, plutôt une stagnation", estime Françoise Benhamou, qui note que "les dernières données sur le marché américain ne sont pas si mauvaises, malgré... ou grâce au numérique". Cependant, souligne-t-elle, "dans une situation d'incertitude, le consommateur cherche de la qualité ; il veut être sûr de ce qu'il achète". L'économiste juge ainsi la conjoncture "favorable aux blockbusters et aux valeurs sûres. Les problèmes risquent de toucher surtout les éditeurs qui ne disposent pas de quelques livres phares : la crise favorise la concentration des ventes plutôt que leur éparpillement". Parallèlement, "la crise bancaire risque d'avoir un impact sur le crédit dans des secteurs fragiles : cela peut constituer une difficulté de taille pour l'édition et, plus encore, pour la librairie", pointe-t-elle.
Tout cela peut-il compliquer le développement du livre numérique ? "S'il devait y avoir un ralentissement, ce ne serait pas directement lié à la crise, mais plutôt à l'insuffisance et à l'inadaptation de l'offre, considère Françoise Benhamou. Nous ne disposons pas encore en France d'un vrai paysage numérique avec une offre éditoriale étendue, des prix adaptés et des tablettes de lecture accessibles et efficientes."