Pionnières de l’édition numérique, Maja Thomas et Virginie Clayssen se sont connues en 2012 lors d’un programme d’échange consacré à l’édition numérique entre la France et les États-Unis. Nous les avons rencontrées début novembre à la Publishers Conference de Sharjah pour parler de l’édition du futur et du développement du livre numérique.
Maja Thomas a travaillé pendant 20 ans chez Hachette où Arnaud Nourry était son mentor. Si elle a surtout été basée aux États-Unis, elle a récemment déménagé en France où elle a été directrice du programme du développement et de l’innovation. En mars 2025 elle a quitté Hachette et créé sa propre structure, Prescia Partners.
Virginie Clayssen a travaillé pendant 17 ans chez Editis, où elle s’occupait du numérique et de l’innovation. Elle a aussi été présidente d’EDRLab, le laboratoire européen de lecture numérique et a présidé la commission numérique du Syndicat national de l’édition (SNE) de 2008 à 2025, l’année de son départ d’Editis. Elle est désormais consultante.
Maja Thomas : « La nouvelle forme de livre, c’est le "chatable book", ou livre conversationnel »
Livres Hebdo : En tant qu’éditrices, d’où vous vient votre appétence pour les sciences et la technologie ?
Maja Thomas : Au départ j’ai mené des études de littérature. Mais j’étais également scientifique. J’ai travaillé chez Atlantic Records, où j’ai créé des livres audio sur cassettes. Ensuite, j’ai rejoint Time Warner Book Group qui a été racheté par Hachette. J’y ai construit la division des livres audio à l’échelle mondiale. Par la suite, je me suis tournée vers l’innovation et j’ai commencé à travailler avec l’IA dès 2022, en analysant les tendances et ce qui se profilait à l’horizon.
Virginie Clayssen : Je suis architecte de formation. On apprend une approche conceptuelle, ce qui m’a été très utile dans mon travail par la suite. Je me suis intéressée très tôt aux nouvelles technologies, le numérique en relation avec l’édition. J’ai travaillé dans tous les maillons de la chaîne éditoriale et j’ai toujours eu deux parties dans mon esprit, l’informatique et la littérature.
Comment décririez-vous l’évolution numérique dans l’édition depuis que vous vous êtes connues à New York ?
M.T. : Aux États-Unis, nous avions plusieurs années d’avance dans les domaines de l’audio et du numérique. Contrairement aux livres audio, les livres numériques ont connu un essor rapide avant de stagner. Le livre audio a mis 30 ans à se développer pour devenir un marché de 7 à 8 milliards de dollars dans le monde. Il a fallu quelques années avant de réaliser un million de dollars par an dans l’audio chez Hachette. Dix ans plus tard, on réalise un million de dollars en une seule journée.
V.C. : À l’époque, quand je suis allée à New York, le marché du livre numérique était très jeune en France. La France est plus en retard dans le domaine de l'audio mais beaucoup de choses ont changé avec le lancement des livres audio en France avec Spotify il y a un an. Je fais de la veille technologique. Tout change tellement vite que je peux barrer ce que j’ai dit l’année dernière.
Comment voyez-vous le futur du numérique et maintenant de l’IA par rapport à l’édition ?
M.T. : Quand j’ai quitté la Silicon Valley et que j’ai pris du recul face aux discours positifs et progressistes, j’ai commencé à aborder l’IA avec une bonne dose de scepticisme : qui décide ? Quelles sont leurs intentions ? Je suis consciente du côté obscur. J’étais plutôt optimiste jusqu’en 2016, mais depuis l’affaire Cambridge Analytica [qui a révélé que la firme britannique a utilisé frauduleusement les données Facebook de millions d’utilisateurs pour influencer des élections, comme celle de Donald Trump en 2026 ou le Brexit, ndlr], j’ai changé. J’ai arrêté d’utiliser les réseaux sociaux face au manque de réglementations. Il faut se méfier de tout ce qui est gratuit. Si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit. Nous devons fournir un effort pour utiliser des modèles éthiques. Nous ne savons pas encore tout ce que l’IA pourra apporter. Certains auteurs voudront établir une relation différente avec leurs lecteurs. La nouvelle forme de livre, c’est le « chatable book », ou livre conversationnel. Mais n’oublions pas que quand on utilise un chatbot, on parle à Voldemort. Nous sommes les cobayes !
Virginie Clayssen : « La gouvernance et la transparence de l’IA sont essentielles »
V.C. : Je partage cet esprit. J’étais très enthousiaste autrefois, et maintenant déçue de ce qu’est devenu le Web. Pourtant Internet a changé ma vie, on avait l’impression qu’il appartenait à chaque personne quand on pouvait blogger – c’est comme ça que je suis rentrée dans l’édition parce qu’on lisait ce que je blogguais. Tout a changé avec Facebook. Je partage aussi l’idée que la gouvernance et la transparence de l’IA sont essentielles. C’est angoissant toute cette concentration de pouvoir. Avant on avait honte des Européens avec leurs règlementations mais je n’ai pas honte du tout. Il faut se battre car les lobbys de Google et d’autres acteurs à Bruxelles sont énormes.
Pourriez-vous décrire vos nouvelles vies en tant que consultantes ?
M.T. : Je suis en train d’écrire deux livres, dont l’un est sur l’histoire de l’industrie de l’audiolivre. Je viens de faire une demande provisoire pour un brevet aux États-Unis pour une interface vocale. J’ai eu une révélation. Il y a un an, cette idée aurait appartenu à Hachette, aujourd'hui c'est la mienne. C’est très excitant de pouvoir prendre mes propres décisions, savoir sur quels projets travailler. Je reçois beaucoup de projets et je peux choisir les plus prometteurs. Je conseille actuellement des entreprises aux États-Unis et en France. J’ai plus de temps pour moi-même, mais aussi pour faire du mentoring pour les femmes qui gravissent les échelons.
V.C. : Je ne suis pas partie sur un projet défini. Je voudrais travailler et transmettre ce que je connais, le numérique en relation avec l’édition. J’ai une vision large qui est utile. Ma valeur ajoutée est de pouvoir expliquer la technologie compliquée d’une manière simple. Je ne suis pas ingénieur mais j’ai essayé de comprendre et c’est passionnant. C’est important que les gens soient informés pour mieux comprendre leur travail et pouvoir être autonomes. En tant que consultante, je suis invitée dans des endroits lointains pour rencontrer des gens et parler de l’IA. Maintenant que je suis libre, je peux accepter ces voyages, je n’ai plus de contraintes de temps et le rythme est très différent. Être à l’écoute est très important, tout comme explorer ce qu’on ne connait pas et s’intéresser à la Génération Z, ce qui la touche, puisque le futur c’est elle.
