Parmi les librairies qui œuvrent pour une immersion totale de la clientèle dans les univers de leurs livres, Chantelivre a atteint un paroxysme. Plus encore que le décor sublime qu'elle offre à ses jeunes lecteurs depuis sa réouverture - des murs de briques rouges reconstitués, un arbre planté au milieu des rayons, des toits haussmanniens aux fenêtres éclairées surplombant les caisses -, cette librairie dont la maison d'édition jeunesse L'École des loisirs est propriétaire ouvre le premier musée à jouer de France, dédié aux enfants de 0 à 7 ans.
Libérer l'imaginaire
Le géant de Zéralda, Cornebidouille, Les chiens pirates, Blaise et le château d'Anne Hiversère, Max et les Maximonstres... Une dizaine de héros extraits du catalogue de l'École des loisirs sont ici mis en scène sous la forme de jeux : une cuisine avec des yeux et des vers de terre, une piscine de poussins en coussins, un jeu d'escalade dans un bateau pirate, des figurines et des décors miniatures où les déplacer et les animer... Totalement autonomes - l'espace a été pensé pour ne présenter aucun danger -, les enfants entrent littéralement dans le livre. Alors que les parents sont accueillis dans un salon de thé aux couleurs pastel et aux murs recouverts d'images en références au riche catalogue de l'École des loisirs. Certaines illustrations datent des années 1960, quand fut créée la maison d'édition, et marquent ainsi une continuité entre les générations et leur goût de la lecture. Pour bâtir ce nouveau lieu, la directrice Camille Kiejman s'est inspirée des musées littéraires pour enfants en Scandinavie, comme Junibacken à Stockholm : « Ce sont des lieux magiques pour les enfants, où il reconnaissent et interagissent avec l'univers du livre, et parfois découvrent et imaginent les histoires qui peuvent s'y dérouler. »
Inviter au déplacement
Si Chantelivre arrive au paroxysme de l'immersion en librairie avec ce musée dédié aux jeunes enfants, le phénomène de la scénographie interactive et de la théâtralisation des points de ventes se développe en librairies. La chercheuse en sciences de gestion Kenza Marry, spécialisée dans la consommation des livres, explique que « la théâtralisation se développe de façon plus globale dans la distribution, notamment pour répondre à l'augmentation des ventes en ligne ».
Il s'agirait de proposer une expérience singulière et sensorielle, à vivre en librairie, pour faire venir dans les lieux de vente physiques une clientèle qui s'habituerait par ailleurs à des modes de consommation numériques ou sur internet. Les rencontres avec des auteurs ou les événements créés autour du livre connaissent un succès grandissant depuis les épisodes de confinements connus en 2020, tout comme la fréquentation des librairies désormais identifiées comme des « commerces essentiels ». La particularité de la librairie tient donc bien dans sa capacité à créer du lien et un espace d'échanges et de proximité autour de la pensée, de l'image, des imaginaires.
Créer des liens
Ce phénomène concerne en particulier les librairies spécialisées (jeunesse, BD, mangas, imaginaires...). En développant une scénographie et des propositions pointues en lien avec leur domaine, les librairies spécialisées adressent à leur clientèle une invitation au voyage dans des univers familiers. Il s'agit de faire en sorte que les clients se sentent comme chez eux. Cette valeur ajoutée permet d'établir une cohérence absolue avec les différents produits qui seront vendus par ailleurs : Tsundoku à Marseille vend des boissons et du snacking japonais dans un décor de rue japonaise, L'Antre de Calliopée à Aix-en-Provence propose un salon dédié à l'univers d'Harry Potter (voir encadrés pages suivantes)... Généralement très visuels, ces univers spécialisés se prêtent parfaitement à des scénographies spectaculaires et immersives, car celles-ci parlent d'emblée aux lecteurs sensibles ou initiés à ces imaginaires. Ces lecteurs viennent non seulement y chercher des livres, découvrir des auteurs, mais ils viennent aussi retrouver un endroit accueillant et exigeant autour des univers qui les animent, de leurs auteurs et des événements y sont liés. Kenza Marry y repère « un signifiant de la communauté » qui vient renforcer un lien social. Mais elle souligne aussi le risque que cette théâtralisation « ostentatoire » (un terme emprunté à Vincent Chabault, qui développe le concept dans Éloge du magasin, paru chez Gallimard en 2020) pourrait encourir : « La librairie deviendrait un lieu à visiter et remplirait une mission presque sociale qui ne se conjugue pas bien avec sa dimension marchande. » Reste que parcourir les rayons de ces enseignes, pour des passionnés du livre, demeure une expérience magique et inspirante. Cornebidouille !