Enquête

Le boom féministe: #MeToo, la déferlante éditoriale en chiffres

Une manifestante brandissant un panneau arborant le hashtag #MeToo, à la marche des femmes de New York, en janvier 2018. - Photo © Alec Perkins/CC BY 2.0

Le boom féministe: #MeToo, la déferlante éditoriale en chiffres

La vague #MeToo a provoqué une ruée éditoriale vers les thématiques féminines et féministes. Entre 2017 et 2020, la production de livres consacrés aux femmes en non-fiction a augmenté de 15 %, selon nos données exclusives. Éditeurs, libraires, bibliothécaires ou agentes littéraires, personne n'a été épargné par cette onde de choc mondiale. Décryptage.

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Par Cécilia Lacour,
Créé le 10.03.2021 à 20h04

Un hashtag et cinq lettres ont provoqué un raz-de-marée. En octobre 2017, #MeToo entraîne une déflagration mondiale dont les effets n'ont certainement pas fini de se faire sentir, comme en témoigne l'émergence actuelle des #MeTooInceste, lancé après la publication de La familia grande de Camille Kouchner (Le Seuil), et #MeTooGay.

Les chiffres clés d'un phénomène éditorial

L'édition française n'a clairement pas échappé au rugissement des femmes. Selon notre analyse statistique réalisée à partir d'une extraction des notices, référencées sur Electre Data Services (EDS), de chaque nouveauté publiée entre janvier 2017 et décembre 2020, la production éditoriale consacrée aux femmes en non-fiction a bondi de 21 % entre 2017 et 2018. Malgré une production en recul l'année passée à cause de la crise sanitaire, cette hausse s'établit à + 15 % entre 2017 et 2020.

L'effet #MeToo s'est infiltré dans tous les rayons : en santé, bien-être et ésotérisme (+ 72 % entre 2017 et 2020), en jeunesse (+ 44 %) ou encore en histoire (+ 12 %). Cette évolution est portée par un nombre croissant d'acteurs : 433 maisons ont publié au moins un titre de non-fiction consacré aux femmes en 2018, contre 356 l'année précédente (+ 18 %). Si cette évolution a logiquement baissé en 2020, le nombre d'éditeurs présents sur ce domaine a tout de même augmenté de 11 % entre 2017 et 2020.

Nouveau record pour 2021

Et ce n'est pas fini ! Le nombre de parutions programmées sur EDS dans le Dewey « 305.4 Femmes » pour les quatre premiers mois de cette année est en hausse de 67 % par rapport à la même période en 2017. Le début d'année 2021 voit aussi éclore deux nouvelles maisons dédiées aux femmes. Aude Chevrillon a repris la maison familiale François Bourin. Rebaptisée Les Pérégrines, la structure appuie une ligne féministe avec 18 titres par an. En mai, Juliette Ponce inaugurera Dalva, une maison composée à 100 % de femmes et qui ne publiera que des autrices.

 

Photo DR

La multiplication des initiatives ne touche pas que les structures éditoriales. Librairies et bibliothèques inaugurent des rayons dédiés. « Tout le monde a ouvert des rayons féministes », observe Christine Lemoine, gérante de Violette and Co, la seule librairie spécialisée féminisme et LGBT, créée en 2004. Des agentes littéraires comme Ariane Geffard, Julie Finidori et Karine Lanini ont monté leur entreprise il y a moins de cinq ans et représentent des auteures féministes.

« #MeToo nous a donné une nouvelle crédibilité : aujourd'hui, quand on parle d'édition féministe à des libraires ou des collègues, on ne passe plus pour des ovnis », affirme Oristelle Bonis, fondatrice de iXe. « Le féminisme est devenu un argument commercial. Quand on nous présente un titre à mettre dans les rayons de notre librairie, le féminisme est mis en avant. On aurait difficilement imaginé cela il y a cinq ans », assure Catherine Guyot, l'une des directrices des éditions Des Femmes-Antoinette Fouque qui possède une librairie à son nom. En effet, notre analyse souligne que le recours aux mots « féminisme » et « féministe » sur les quatrièmes de couverture s'est accru depuis #MeToo.

Couronnées de succès

Au-delà de l'attention portée par le monde du livre aux femmes et au féminisme, #MeToo a aussi eu « un effet sur les ventes, l'intérêt porté par le public, les médias et les enseignants », remarque Camille Simard, responsable des communications de Remue-Ménage. Véritable phénomène, cette offre éditoriale trouve son public : les titres sur les femmes et le féminisme ont enregistré de belles performances l'année passée. « On sent un changement dans l'écoute. Les femmes parlent depuis des années mais jusqu'ici, on ne les entendait pas », confirment Karima Neggad et Solène Derrien, fondatrices de Blast.
 

Photo CÉCILIA LACOUR / LH

Des titres publiés bien avant 2017 retrouvent une nouvelle jeunesse. Après avoir attiré les critiques acerbes à sa sortie, le virulent King Kong Théorie de Virginie Despentes (Grasset, 2006, et réédité au Livre de poche l'année suivante), connaît aujourd'hui un regain de popularité. Sur les 300 000 exemplaires écoulés, tous formats confondus selon les chiffres GfK, la moitié des ventes ont été réalisées depuis 2017. Certaines prises de parole font l'effet d'une bombe et dépassent largement le seul monde du livre. En janvier 2020, Vanessa Springora livre le récit de sa relation avec Gabriel Matzneff, alors qu'elle avait 14 ans et lui 49, dans Le consentement (Grasset). Son texte a déclenché l'ouverture d'une enquête pour « viols sur mineurs ». Autrefois acclamé, Gabriel Matzneff est devenu un paria. Ses livres ont cessé d'être commercialisés et aucun éditeur n'a pris le risque de publier son Vanessavirus. Dans La familia grande (Le Seuil), Camille Kouchner accuse son beau-père, le politologue Olivier Duhamel, d'avoir agressé sexuellement son frère jumeau alors qu'ils avaient 14 ans. Une enquête pour « viols et agressions sexuelles » a été ouverte et une plainte a été déposée par le jumeau de Camille Kouchner.

Diversifier les voix

Si l'intérêt pour la cause des femmes est particulièrement visible à la faveur de #MeToo, il n'est cependant pas nouveau. Le bouillonnement militant des années 1970 s'était déjà traduit dans l'édition par la création des éditions Des Femmes (France, 1973) et de Remue-Ménage (Québec, 1976) et par une première hausse du nombre de livres publiés au sein du Dewey « 305.4 Femmes ». « #MeToo s'est certes greffé sur un mouvement de plus longue durée mais il lui a donné un coup d'accélérateur », observe l'historienne Michelle Perrot. Un coup d'accélérateur et de projecteur.

Désormais plus visibles et plus écoutées, les femmes ont majoritairement fait l'objet de biographies depuis 2017. Revenue en force, la question du corps est davantage abordée, aux côtés de titres sur le sexe, la sexualité ou les violences faites aux femmes. Mais, selon les éditrices interrogées, nombreuses sont encore les pistes à creuser : les femmes racisées, lesbiennes, transsexuelles, handicapées, l'écoféminisme... La liste est longue.

« Comment regarder le monde avec des yeux féministes ? En partant du principe que tout est féministe !, assure Marie Hermann, cofondatrice de Hors d'Atteinte. Il s'agit de considérer le féminisme comme une manière de penser des questions d'égalité économiques, sociales, antiracistes, écologiques... » Il faut aussi veiller « complexifier les thématiques en faisant entendre le plus de voix possibles car il y a toujours des voix que nous n'entendons pas », abonde Isabelle Cambourakis.

Pour Karima Neggad et Solène Derrien, « le féminisme n'est jamais accessoire. Il ne doit pas uniquement exister dans les livres, mais aussi de manière matérielle en permettant à plus de femmes d'occuper des postes de pouvoir ou en s'assurant d'une meilleure rémunération des autrices ». Car, au-delà de la simple publication de livres, plusieurs éditrices souhaitent aussi porter une réflexion plus globale sur le monde de l'édition, de façon à ce que #MeToo ne devienne pas une tendance sans fond empreinte de feminism-washing.

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