Aventurier des extrêmes, grand amateur de vodka, de havanes et de jolies filles, aussi fidèle en amitié qu’infidèle en amour, garçon fondamentalement tendre et sensible derrière sa carapace rugueuse, écrivain romantique et antihéros tragique, Sylvain Tesson aurait mérité d’être russe. "O, nous aimions ces Russes", "nos frères de l’Est", écrit-il d’ailleurs dans une envolée toute gidienne, à propos de deux de ses compagnons de route, les autochtones Vassili et Vitaly, motocyclistes casse-cou et bricoleurs de génie, qui ont participé à cette épopée démente, de Moscou (place Rouge) à Paris (tombeau de l’Empereur aux Invalides) : refaire, deux siècles après exactement, à moto - trois Oural soviétiques, pétaradantes et capricieuses -, les 4 000 kilomètres de la retraite de Russie, qui, après la Berezina, a ramené Napoléon à bride abattue en France, tandis que les derniers débris de sa Grande Armée vaincue, exterminée par le froid, la misère, la faim et les poux (qui donnent le typhus), plus encore que par les soldats de Koutouzov, se traînaient jusqu’au pays. Sur un million d’hommes partis en campagne, 45 000 à peine rentreront vivants, début 1813. Les Russes, quant à eux, outre l’incendie de Moscou, ont subi également des pertes humaines considérables, sans compter les chevaux (200 000 sacrifiés dans chaque camp), auxquels Tesson consacre quelques pages sensibles et méritées.
Dans cette aventure, où les deux voyages se mêlent à deux cents ans de distance, Tesson a embarqué deux compagnons, complices de confiance aussi cinglés que lui, le photographe Thomas Goisque (qui restera jusqu’en Allemagne), "un monomaniaque du photon", et le diplomate écrivain Cédric Gras, "un dandy pessimiste" qui, après Vilnius (comme Napoléon !), quittera la colonne pour rejoindre son Alliance française de Donetsk, où ses élèves le réclamaient. Tandis que l’un cherchait la meilleure lumière pour faire ses photos, l’autre, calé dans son side-car (bien moins confortable qu’annoncé), passe son temps à relire les témoignages d’époque sur la retraite : Mémoires de l’humble sergent Bourgogne ou du général marquis de Caulaincourt, aide de camp de l’Empereur, qui recueillit en live ses confidences - apprêtées - dans la berline de la déroute, de Moscou jusqu’à Paris.
Tesson et sa bande ont mis treize jours et treize nuits pour accomplir leur périple, dans un état souvent proche de l’hallucination, ne sachant plus bien qui ils étaient, baroudeurs modernes ou grognards réincarnés. Notre ami, d’ailleurs, confie quelque part croire au dharma. Mais il ne pourrait être hindou. Trop tête brûlée. D’ailleurs, c’est pour fêter l’achèvement de ce récit picaresque, érudit, drôle et fraternel, que l’auteur-grimpeur, après avoir bu plus que de déraison, a été victime d’un très grave accident à Chamonix. Il a failli mourir. Il est aujourd’hui en voie de rétablissement. La parution de Berezina devrait le ressusciter. J.-C. P.