Enquête

La périlleuse équation du livre d'occasion

Table littérature chez Gibert. - Photo OLIVIER DION

La périlleuse équation du livre d'occasion

Depuis un an et la publication de l'étude menée par le ministère de la Culture et la Société française des intérêts des auteurs de l'écrit (Sofia) sur le marché du livre d'occasion, la filière multiplie les prises de position, craignant l'essor de ce marché parallèle. Mais si l'occasion pose de nombreuses questions, les réponses sont encore loin d'être trouvées.

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Par Souen Léger, Cécilia Lacour
Créé le 09.04.2025 à 19h45

Le séisme de l'occasion n'a pas (encore) submergé le livre. Selon des données inédites de GFK-Nielsen IQ produites pour Livres Hebdo, le chiffre d'affaires du livre d'occasion aurait en 2024 reculé de 3,8 % par rapport à l'année précédente, contre -0,3 % pour le livre neuf. Le livre de seconde main perdrait aussi en clientèle (-6 % sur la même période).

Mais le déferlement politique, lui, est bien réel. Il a immédiatement suivi la publication de l'étude menée par la Sofia et le ministère de la Culture en avril dernier. En révélant que le livre d'occasion a affiché une croissance plus soutenue que celle du marché du neuf entre 2012 et 2022, l'enquête a instantanément fait réagir. Quelques jours plus tard, au Festival du livre de Paris, Emmanuel Macron annonçait vouloir "mettre en place au moins une contribution" sur le marché du livre d'occasion. Des annonces jugées "prématurées" par certaines personnes interrogées. À commencer par Bertrand Legendre, directeur scientifique de l'étude. "L'annonce d'une solution par le président a pollué le débat, pointe-t-il lors d'une rencontre interprofessionnelle organisée à Rennes le 10 mars. Elle a construit l'occasion comme un nouvel eldorado à même de rémunérer tout le monde, c'est une illusion."

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Séverine Weiss, co-présidente du Conseil permanent des écrivains- Photo OLIVIER DION

Depuis cette annonce présidentielle, le ministère de la Culture ne s'est pas exprimé publiquement sur le sujet et n'a pas répondu à nos questions. En coulisses pourtant, la réflexion et la consultation s'organisent, notamment par le biais du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique où plusieurs acteurs et actrices de ce brûlant dossier ont été entendus. Associées aux débats mais ne souhaitant pas, pour l'heure, s'exprimer, les sénatrices Laure Darcos et Sylvie Robert plancheraient elles aussi sur ce délicat sujet.

Rémunération

"Avec le Conseil permanent des écrivains, nous avons envoyé aux sénatrices une position commune sur le livre d'occasion", explique Renaud Lefebvre, directeur général du Syndicat national de l'édition (SNE). Le syndicat a même mandaté l'universitaire Sarah Dormont pour évaluer la faisabilité d'une rémunération sur les transactions d'ouvrages d'occasion. "Le scénario privilégié repose sur le droit d'auteur", indique Renaud Lefebvre. "Là où le développement du livre d'occasion atteint des sommes de nature à déséquilibrer l'ensemble de la chaîne du livre, il faut des mesures de compensation", plaide-t-il encore.

"Avec le droit de prêt en bibliothèque, nous avons trouvé un système de compensation pour préjudice, à travers la Sofia et la gestion collective, pour permettre une rémunération des auteurs et autrices sans nuire au bon fonctionnement et au développement des bibliothèques", rappelle la présidente du Conseil permanent des écrivains Séverine Weiss. "L'occasion n'est pas un épiphénomène, elle fragilise directement la création et l'ensemble de la filière. Or les artistes-auteurs du livre ont un handicap par rapport à d'autres filières culturelles qui, elles, bénéficient par exemple d'un droit de suite, d'un droit de présentation publique ou encore d'une chronologie des médias", poursuit-elle.

À la fin de l'année dernière, la Société des gens de lettres (SGDL) avait pour sa part défendu une contribution des plateformes en ligne sur la vente de livres de seconde main. Une proposition reprise par plusieurs élus dans le cadre d'amendements, finalement non discutés, au projet de loi finances 2025. L'idée d'une "taxe" sur le livre d'occasion nourrit les débats. "Il s'agit d'une solution court-termiste, estime à titre personnel la libraire et présidente de l'Association pour l'écologie du livre Anaïs Massola. Pour des questions géopolitiques et économiques, la lecture est fragile en ce moment et une telle mesure pourrait créer des dégâts sur l'image du livre auprès des lecteurs et lectrices."

Dans les enseignes

En librairie, le bouillonnement autour de l'occasion est perceptible. La concurrence est exponentielle, la demande croissante. "Les librairies indépendantes qui expérimentent la vente de livres d'occasion indiquent que celle-ci reste certes marginale mais qu'elle est génératrice de marges plus importantes que la vente de livres neufs", indique Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française (SLF). Dans ce contexte, le SLF met en place un groupe de travail dédié pour échanger des bonnes pratiques.

Quant aux effets de ce marché et à la manière d'y réagir, Guillaume Husson reste prudent. "Pour l'instant, cette pratique est essentiellement perçue sous l'angle de la cannibalisation du livre neuf, observe-t-il. L'étude du ministère et de la Sofia semble confirmer cette approche, du fait d'une progression des ventes d'occasion supérieure à celles du neuf. Si l'interprofession parvient à la conclusion que ce préjudice l'emporte sur la confortation des pratiques de lecture qui peuvent en retour profiter au livre neuf, alors toute la chaîne, dont la librairie, doit être considérée comme impactée. Il serait donc paradoxal qu'elle ne soit pas également concernée par la redistribution d'une contribution."

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Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française- Photo OLIVIER DION

Plusieurs libraires observent cependant une complémentarité des deux supports, plus qu'une cannibalisation du neuf par l'occasion. "Selon la présentation du marché 2024 par GFK, seulement 4 % des achats d'occasion se font au détriment du livre neuf", relaie Guillaume Husson. "Le livre d'occasion génère de l'achat en livres neufs", pointe même Véronique Blanchard de la librairie Page 26 à Douvres-la-Délivrande (Normandie).

Président-directeur général du groupe Nosoli, Christophe Desbonnet l'assure : "Il existe une dichotomie entre l'effervescence et la réalité". Pour lui, le réel changement vient des lecteurs et lectrices qui "ont pris conscience de la valeur de leur bibliothèque". Mais en librairie, "le poids que représente la vente de livres d'occasion est marginal. Il s'agit d'un achat complémentaire, principalement réalisé par les plus gros lecteurs [qui achètent du livre neuf]". Avec Furet du Nord et Decitre, le groupe Nosoli - formé en 2019 - est un acteur de l'occasion depuis une dizaine d'années. Il a lancé, voilà deux ans, l'application Seconde Lecture pour améliorer la reprise et propose aussi un "bouquet de services aux librairies indépendantes" pour les accompagner sur ce marché.

En quête de solutions

Mettre la seconde vie au service du rachat de livres est aussi la dynamique voulue à travers la collaboration de Recyclivre et la Fnac. Depuis 2024, la première entreprise offre à la seconde une solution en marque blanche pour la reprise de livres. "Les clients reçoivent une carte-cadeau à dépenser à la Fnac ou sur Fnac.com, ce qui permet de créer du trafic et du ré-achat de livres neufs notamment", souligne Sylvain Joly, codirecteur de Recyclivre.

Parmi les acteurs et actrices de l'occasion, plusieurs regrettent d'ailleurs de ne pas être associés aux débats actuels. "Il existe une méconnaissance de la réalité de nos métiers. Sommes-nous des libraires de seconde main ou seulement des revendeurs d'occasion ?", déplorent ainsi Corentin et Valérie Halley. Gérant du Bibliovore à Tours, le couple est à la tête d'un réseau de bientôt treize enseignes indépendantes. "Nous avons toujours revendiqué proposer une offre complémentaire au livre neuf", déclarent-ils, faisant valoir des relations très étroites avec les enseignes de livres neufs de leur ville. "Neuf et occasion peuvent marcher main dans la main", poursuivent-ils, souhaitant être "conviés" aux discussions en cours.

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Christophe Desbonnet, président de Nosoli.- Photo DR

Pour autant, les acteurs de l'occasion reconnaissent l'enjeu crucial de la rémunération des auteurs et autrices. Et beaucoup sont engagés dans une quête de solutions. Le groupe Nosoli a par exemple proposé un abonnement volontaire à la Sofia. "Cette offre n'a pas été retenue", indique, laconique, Christophe Desbonnet dont le groupe poursuit sa réflexion. La Bourse aux livres applique depuis février dernier un modèle d'initiative "volontaire" permettant aux particuliers de reverser une part de leurs gains ou de leurs coûts aux auteurs et autrices. Un système imparfait, dans l'attente d'éventuelles alternatives. "Le livre d'occasion a un montant moyen tellement faible qu'il faudrait de très fortes ventes pour générer une rémunération des auteurs et autrices", souligne Christophe Desbonnet. Et c'est sans compter que la majorité des ventes passent par des plateformes européennes, dont un certain nombre n'est même pas spécialisé dans la vente de livres.

Remise en cause

Tel qu'animé actuellement, le débat sur l'occasion omettrait par ailleurs d'interroger la surproduction à l'œuvre dans la filière ou encore ses enjeux écologiques. "Sur le principe, un livre lu trois, quatre ou cinq fois au lieu d'une, c'est super. Mais, comme pour le secteur de la mode, revendre des livres n'empêche pas la production d'ouvrages neufs", expose notamment Anaïs Massola. À cet égard, plusieurs interlocuteurs et interlocutrices rapportent que le ministère de la Culture, qui n'a pas confirmé cette information, serait en train de conduire une étude sur le cycle de vie du livre d'occasion.

Alors que les prises de position se multiplient autour de ce sujet sensible, force est de constater que le besoin de données sur le marché de l'occasion reste prégnant. "Vu la précarité d'un certain nombre d'auteurs et autrices, il y a un travail à faire sur leur juste rémunération de manière générale, insiste Stéphanie Carre, directrice adjointe du Laboratoire de recherche du Centre d'études internationales de la propriété intellectuelle. Est-ce qu'une rémunération venue du livre d'occasion est nécessaire ? J'hésite car nous n'avons pas d'étude très poussée sur l'argent que cela pourrait rapporter. Une première étape, avant de défendre une loi, pourrait être d'avoir des chiffres exacts."

Guillaume Husson abonde : "Le rapport entre complémentarité et concurrence entre le neuf et l'occasion n'est pas encore précisément mesuré". Sans compter que de nombreuses données, comme le développement de boucles sur les réseaux sociaux dédiés à la revente de proximité, "échappent encore à la compréhension du phénomène", souligne Séverine Weiss. À l'heure où les interrogations semblent au moins aussi nombreuses que les réponses, la quête de données complémentaires et les discussions promettent de mobiliser les efforts de l'interprofession pendant encore de nombreux mois afin d'espérer endiguer l'éventuelle vague de l'occasion.

« Pour instaurer un droit à rémunération, le législateur français ne peut pas décider seul » 

La directrice adjointe du CEIPI à l'université de Strasbourg répond aux questions de Livres Hebdo quant à  une possible rémunération des auteurs et éditeurs sur la vente de livres d'occasion. Pour la juriste, instaurer un tel droit à rémunération nécessiterait une volonté politique au niveau de l'Union européenne.

Les auteurs et éditeurs ont-ils le droit, aujourd'hui, d'exiger une rémunération sur la vente de livres d'occasion ?

Aujourd'hui, non. Le droit qui pourrait s'appliquer est le droit de distribution, qui permet aux auteurs de contrôler la vente et la revente des exemplaires. Or le Code de la propriété intellectuelle prévoit qu'il s'épuise, c'est-à-dire que, à partir du moment où on a autorisé la première vente d'un exemplaire, on ne peut plus en interdire la revente.

En a-t-il toujours été ainsi, ou bien un droit d'auteur sur la vente de livres d'occasion a-t-il déjà existé en droit français ?

Avant la directive européenne de 2001, qui harmonise les droits essentiels conférés aux auteurs et titulaires de droits voisins, il s'agissait non pas d'un droit de distribution en tant que tel, mais d'un droit de destination, sans limites a priori : l'auteur avait le droit de contrôler le « sort des exemplaires », notamment leur revente. Il existait donc un droit théorique sur l'occasion, sans que celui-ci n'ait jamais été ni revendiqué ni appliqué. Et la théorie de l'épuisement mise en œuvre par la Cour de Justice de l'Union européenne pour concilier les droits d'auteur avec la libre circulation des marchandises impliquait déjà une limite. Depuis la directive de 2001, les choses sont très claires : l'auteur n'a pas de droits sur le livre d'occasion.

Lors de l'examen du projet de loi de finances 2025, des amendements, finalement non discutés, proposaient que les opérateurs en ligne vendant de l'occasion soient soumis à « une contribution » pour « compenser le préjudice économique » subi par les auteurs et les éditeurs. Cela vous semble-t-il nécessaire ?

Non. Il n'est pas nécessaire de mettre en place un prélèvement de nature fiscale pour rémunérer les auteurs. Tout d'abord, une contribution fiscale est normalement destinée au financement des dépenses publiques. Ensuite, elle était présentée dans ces amendements comme une contribution à verser, en compensation d'un préjudice - le texte vise aussi une rémunération... -, à un organisme de gestion collective. Mais pour avoir quelque chose à compenser ou une rémunération, il faudrait qu'il y ait un droit d'auteur « sur l'occasion », ce qui n'est pas le cas. Aujourd'hui, il n'y a pas d'assise juridique pour réclamer une telle compensation.

Le législateur français peut-il modifier la loi afin d'instaurer un droit permettant à l'auteur d'exiger une rémunération au titre du droit d'auteur pour la vente d'occasion du livre ?

Oui. On pourrait instaurer un droit à rémunération par exemple, sur le modèle du droit à rémunération pour copie privée. D'autres solutions existent. Mais le législateur français ne peut pas le décider seul, parce qu'il existe une harmonisation du droit d'auteur au niveau de l'Union européenne. Il faudrait donc modifier ou amender le droit de l'Union, soit en reconnaissant un droit de rémunération, soit en limitant l'épuisement des droits par exemple. Cela signifie qu'il faut une vraie volonté politique, non seulement au niveau de l'État français, mais aussi au niveau de l'Union européenne. S. L.

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