Anne Frank, Virginia Woolf, Jane Birkin… elles ont toutes un point commun : leurs journaux intimes ont été édités et publiés. Si certains, comme le tragique récit de vie d’Anne Frank, ont marqué le milieu de l’édition en affichant une moyenne de 100 000 exemplaires vendus par an, d’autres se réservent à des publics plus spécialisés, inscrivant ce genre littéraire dans des dimensions plurielles.
Pour envisager au mieux ses enjeux éditoriaux, un rappel de définition s’impose. Le journal intime ne peut se confondre avec les autobiographies, mémoires et correspondances, comme le rappelle Emmanuelle Tabet, chercheuse au CNRS spécialisée dans ce genre littéraire et autrice d'En nature, un regroupement d’extraits de journaux intimes et de carnets édité dans la collection « Vivre / écrire » (Mauconduit).
Le journal n’a, par essence, pas vocation à être publié. Relayant des faits jour après jour, il doit être à l’image du réel, sans fioritures ni corrections, du moins en principe. Dans les faits, à l’image du journal d’Anne Frank, les auteurs de journaux, ou diaristes, corrigent pour la plupart leurs écrits avant qu’ils ne soient enfouis, donnés ou découverts dans un grenier.
Éditer l’intime : un chantier complexe
Il n’est pas toujours aisé de trouver la « perle rare », comme l’appelle Xavier de Bartillat, ancien président des éditions Tallandier. Pour étoffer sa collection, Laurence Santantonios, fondatrice des éditions du Mauconduit (et ancienne journaliste à Livres Hebdo), a notamment pu compter sur le travail de l’Association pour l’autobiographie (APA), qui répertorie lettres, autobiographies et journaux intimes.

Passionnée d’archives, l’éditrice a tout de même tenu à rappeler les difficultés éditoriales propres à ce genre littéraire. Certains journaux tombent dans les mains d’éditeurs sous forme de sources brutes difficilement exploitables et nécessitant parfois plusieurs années de réhabilitation.
Coûts élevés, ventes modestes
Un travail de recherche auquel s’ajoutent la correction, le vaste travail d’impression nécessaire à certains journaux, mais aussi parfois la rédaction d’un retour critique permettant de contextualiser certains écrits. Autant de contraintes pouvant mener à une publication lente, allant de trois à dix ans selon la taille des manuscrits.
Rares sont ceux, comme Laurence Santantonios, à publier des diaristes peu ou pas connus. Plus rares encore sont ceux qui ont fait du genre leur fond de commerce, comme Claire Paulhan, directrice de la maison éponyme. « C’est un genre littéraire qui peut être cher à éditer », rappelle l’éditrice, qui estime les coûts d’impression entre 8 000 et 10 000 euros, pour un tirage de 400 à 500 exemplaires. Parmi ses ouvrages les plus reconnus, la maison a remporté le prix Clarens du journal intime 2024 pour Journal 1945-1951 d’Hélène Hoppenot.
La majorité des éditeurs interrogés reconnaissent ainsi des publications peu rentables. Jean Le Gall, directeur des éditions Séguier, parle « d’une folie éditoriale » lorsqu’il évoque le travail qu’a nécessité le journal de l'écrivain Yves Navarre (prix Goncourt 1980 pour son roman Le Jardin d'acclimatation chez Flammarion), vendu à 944 exemplaires.

« C’est notre travail de suivre l'œuvre de nos auteurs, et donc leur éventuel journal. Il faut simplement maîtriser les tirages », estime Audrey Petit, directrice générale des éditions Le Livre de Poche. Un avis partagé par Jean Le Gall : « La publication d’un journal d’écrivain, ou de carnets, suscite des ventes généralement modestes. Pour atténuer les pertes, l’éditeur peut se résoudre à faire des choix, des coupes, qui seront d’autant plus admissibles que l’écrivain-diariste se rend parfois coupable de remplissages. »
Tous justifient ce choix risqué par une grande admiration de certains manuscrits. « Le journal intime est un genre littéraire pouvant atteindre l’excellence », estime Jean Le Gall, qui poursuit : « Dans son journal, Yves Navarre propose une œuvre intensément désespérée. Qui ne triche pas. Ce n’est pas un "livre-qui-fait-du-bien" et son public naturel est restreint. » L’éditeur soulève là une autre réalité éditoriale : celle d’un public resserré et averti.
Un lectorat fidèle mais vieillissant
Un constat partagé par Karine Hoarau-Glavany, fondatrice du Festival du journal intime : « Nous accueillons en moyenne 10 500 visiteurs par an. C’est un public acquis, mais composé essentiellement de personnes âgées. » Un ressenti partagé par Claire Paulhan : « C’est un public très précis, assez vieillissant, qui a une grande culture mais aussi de l’argent. Nos éditions coûtent cher. »
Pour l’éditrice, l’écriture trop ardue de certains journaux littéraires n’a pas vocation à plaire au grand public. Elle oppose ainsi des œuvres dites « confidentielles » à certains journaux plus contemporains, insistant sur l’importance de la notoriété du diariste.
Dans ce sens, Karine Hoarau-Glavany est formelle : « Les personnalités qui publient leurs journaux, c’est ça qui fait venir le public. » Sont ainsi au programme de cette 8e édition Le Journal de Keith Haring (Flammarion, 2021) ou encore celui de Jane Birkin, Munkey Diaries (Fayard, 2018), écoulé à 121 397 exemplaires.
Un tarissement des sources ?
Mais il est difficile d’éditer sans manuscrit. Certains éditeurs parlent d’un tarissement des sources, pouvant s’expliquer par certaines réalités structurelles. Jean Le Gall déplore : « J’aimerais pouvoir en publier davantage, mais la matière manque. Les écrivains qui ont écrit des journaux les promettent à leur éditeur historique. On peut être sûr, par exemple, que le journal de François-Marie Banier sera du plus grand intérêt, mais en toute logique, il paraîtra chez Gallimard. »
« Les journaux intimes sont rarement publiés du vivant de leurs auteurs », ajoute également Stéphane Barsacq éditeur entre autres des mémoires de Françoise Hardy et de la danseuse étoile Aurélie Dupont chez Albin Michel. Karine Hoarau-Glavany parle ainsi de « journaux en gestation », évoquant notamment celui de Leïla Slimani.

Pour d’autres, comme Xavier de Bartillat (Tallandier), « la grande époque de mise au jour des journaux est passée, du moins en ce qui concerne la Seconde Guerre mondiale ». Stéphane Barsacq déplore quant à lui une réalité plus contemporaine : « Le devoir de transparence imposé par notre monde tue sans doute le mystère qui est au cœur du journal intime. Sans doute en lira t-on sur notre époque, mais dans un siècle ou deux. Ce sera sans nous, hélas ! Mais cela a toujours été la loi de ce genre… »
Les journaux d’aujourd’hui et de demain
En réalité, lorsqu’on se penche sur les titres à succès, le journal se réinvente perpétuellement. Et s’il est loin d’atteindre les chiffres de vente du Journal d’Anne Frank (4 millions d’exemplaires depuis sa parution au Livre de Poche) ou de celui d’Hélène Berr (138 806 exemplaires écoulés, Tallandier), certains récits contemporains fonctionnent malgré tout.
Parmi les ouvrages recensés dans le top des ventes GFK dans la catégorie « Mémoires, essais, dictionnaires littéraires », Au ras du sol de Dror Mishani (Gallimard, 2025, traduit par Laurence Sendrowicz) conte les jours qui ont suivi le 7 octobre (2 129 exemplaires écoulés). Dans Le Journal de nage de Chantal Thomas (Seuil, 2022), l’autrice dépeint sa vie d’après le Covid (26 348 exemplaires).
Survivance et renouveau du genre
Certains journaux poursuivent leur vie éditoriale longtemps après leur parution, notamment via des éditions dédiées aux scolaires comme Le Journal d’un vampire en pyjama de Mathias Malzieu (2016, Albin Michel), édité depuis juin 2023 chez Magnard dans la collection « Classiques & contemporains ». Prix de l’essai France Télévisions 2016 et Grand prix des lectrices de Elle 2017, l’auteur y fait le récit de sa lutte contre la maladie (113 212 exemplaires vendus).

D’autres poursuivent leur histoire à travers des plumes actuelles, comme Anne Frank racontée par Lola Lafon dans Quand tu écouteras cette chanson (2022, Stock). « Ce que j'aime, avec ces grands classiques, c'est que nous pouvons les comprendre autrement grâce au travail et à la lecture d’un auteur contemporain », s’enthousiasme Audrey Petit (Le Livre de Poche).
Cette dernière poursuit sur le journal d’Anne Frank, évoquant les différentes déclinaisons éditoriales de l’œuvre, en version collector ou en bande dessinée. Ainsi, comme l’analyse Laurence Santantonios des éditions du Mauconduit : « Les journaux intimes sont des broderies mémorielles qui nécessitent un travail sur le long terme. Mais ce sont des livres qui peuvent durer. »