Les spectacles du Paname Comedy Club ont été réservés 1 600 fois avec le pass Culture en 2024. La même année, Bibliothèque et Archives nationales du Québec voient pour la première fois se hisser deux humoristes dans le top romans papiers les plus empruntés - Mariana Mazza pour Montréal-Nord, et Panayotis Pascot pour La prochaine fois que tu mordras la poussière. Ce dernier ouvrage n'est même pas drôle.
Le boom du stand-up traduit-il une appétence accrue pour le rire, et profiterait-il à l'édition ? « L'humour est un argument commercial fort pour les représentants et les libraires », table Guillaume Griffon, des éditions L'Agrume. Rejoint par Olivier Bron, cofondateur des éditions 2042 : « C'est forcément plus difficile, pour un libraire, de conseiller un bon livre en promettant un moment tourmenté plutôt qu'une lecture pleine d'humour… L'humour est un outil formidable pour attraper un lecteur ! »
Des rires et des lettres
Pas un hasard s'il se retrouve… un peu partout. Les commentaires farfelus de Jean Echenoz, le piquant d'Amélie Nothomb, l'ironie odieuse de Iegor Gran, l'absurdité pince-sans-rire de Serge Joncour ou le cocasse Daniel Pennac… Les touches souriantes des Goncourt Veiller sur elle de Jean-Baptiste Andrea (L'Iconoclaste) et L'Anomalie d'Hervé Le Tellier (Gallimard) ont-elles joué sur leur succès ?
Le polar ? Frédéric Dard (San-Antonio), Charles Williams (Fantasia chez les ploucs, Gallimard), Sophie Hénaff (Poulets grillés, Albin Michel), Chuck Palahniuk et son provocant Fight Club, les couvertures à la fois noires et gaies de Jacky Schwartzmann… « En polar, le public est très réceptif à l'humour. Et quand j'ai des romans humoristiques, c'est souvent en polar », rapporte son éditrice au Seuil, la chargée de la littérature étrangère et du polar, Bénédicte Lombardo.
La SF et la fantasy, genres sérieux ? Le guide du voyageur galactique de Douglas Adams, Le livre de Dave de Will Safe, ou Les Annales du Disque-monde de Terry Pratchett contrastent avec les dystopies les plus graves de la hard SF.
Les éditions First sont une référence des dicos et almanach d'humour, et les éditions Le Monte-en-l'air livrent des anthologies de photos effarantes prises sur la toile (What the fuck ! suivi de What the mega fuck ! puis What the super mega fuck ! avant l'incontournable What the giga super mega fuck !). Théâtre (Yasmina Reza, Molière, Marivaux, Feydeau…), poésie (Apollinaire, Laforgue, Cyrille Martinez)… Peu importe le support pourvu que le rire naisse.
On peut plus rien rire ?
Seule condition, comme le rappelle Guillaume Griffon : « L'humour ne doit pas être le seul argument du livre. » « On aborde l'humour de la même façon que les autres formes de récit : il faut un questionnement personnel sur le sens de la vie ou sur les formes sociétales dans lesquelles on vit, avec leurs organisations, leurs injustices », rejoint Miquel Clemente, dirigeant de la maison d'édition 6 Pieds sous terre.
Mais l'exercice est périlleux. « Oui, il y a un boom du stand-up, mais dans le même temps beaucoup de contraintes, d'interdits, de sujets chauds », tempère l'éditeur. En d'autres termes, l'humour est à la mode, mais à prendre avec des pincettes.
Quitte à être lisse. « J'ai grandi avec Gotlib, à l'humour acerbe, fou, et qui passait bien auprès du grand public. Aujourd'hui, c'est plus compliqué », abonde Nicolas Beaujouan, éditeur chez Delcourt et créateur de 404 Comics & Graphic chez Edi8.
Dans son Dictionnaire amoureux de l'humour (Plon), Jean-Loup Chiflet partage son « constat affligeant sur le ricanement généralisé qui est de mise dans le paysage médiatique français » et déplore « la banalisation d'un rire institutionnalisé par les pseudo-champions d'un humour formaté par le marché ou la politique. [...] Désormais la grande presse, et à plus forte raison la radio et la télévision, se méfient des expressions trop tranchées, des turbulences de pensées et des truculences de langage, ce qui risquerait de choquer telle ou telle partie du lectorat ou de l'auditoire. De nos jours, l'écriture est de plus en plus aseptisée, et les plumes se trempent de moins en moins dans le vitriol. » Fallait-il virer Frédéric Beigbeder de France inter ? ! Qui disserte dans MDR sur le rire du service public comme « moyen de perpétuer la domination étatique ».
Se moquer de soi plutôt que des puissants
Et en littérature ? « Si l'humour est un peu partout aujourd'hui - spectacles, plateaux ouverts… Même socialement, il faut savoir être drôle pour avoir une place en société, il est classique, grand public. Alors qu'en BD, on préfère le temps long, car la mécanique de l'humour est complexe à installer », reprend Nicolas Beaujouan. Même en quatre vignettes. « La magie du strip, c'est de faire imaginer au lecteur ce qui se passe entre les cases », s'enthousiasme l'éditeur de l'excellent Au-dedans, de Will McPhail, où l'humour se loge dans les répliques réduites à leur essence, les mimiques d'une justesse hilarante, et les situations gênantes créées par un personnage cherchant à faire tomber les masques sociaux.
Un humour bien dans l'air du temps : l'autodérision est devenue la marque de fabrique des stand-uppers. Et de ceux qui baignent dans cette culture, comme l'autrice américaine Julia Wertz. Se moquer de soi plutôt que des puissants. Car c'est à double tranchant : les rendre plus ridicules, c'est courir le risque de les rendre sympathiques… et plus puissants ?




