Livres Hebdo - Pour Le Cherche Midi, l'année 2012 aura été marquée par le grand succès du Guide des 4 000 médicaments utiles, inutiles ou dangereux. Comment est-il arrivé dans vos mains ?
Philippe Héraclès - Philippe Even et Bernard Debré sont des auteurs maison. Cet ouvrage a demandé près de trois ans de travail, un investissement important et un gros suivi éditorial pour rendre ses 900 pages accessibles au grand public. Son tirage atteint aujourd'hui 200 000 exemplaires, et ce succès est une réelle satisfaction d'éditeur car cette publication comportait un vrai risque et nous étions attentifs aux réactions de l'industrie pharmaceutique. Nous voulions, par ce livre, clarifier une situation assez opaque. C'est une forme de combat, comme nous l'avons fait en 2000 avec Véronique Vasseur et le livre Médecin-chef à la prison de la Santé, qui a permis de remettre à plat l'ensemble du système carcéral en France. Dans ce même esprit, nous publierons en février un document fort sur les relations entre la République et l'islam avec l'imam de Drancy, interviewé par David Pujadas.
Vous êtes loin de la politique éditoriale des débuts de la maison, spécialisée dans la poésie et l'humour...
Nos passions - la poésie pour Jean Orizet et l'humour pour moi - sont toujours là, et nous défendons les mêmes valeurs. D'ailleurs, il nous reste encore des inédits de Jean Yanne à publier, dont certains paraîtront en avril prochain. Pour ma part, l'humour et la dérision sont une autre façon de parler de la société. Mais celle-ci évolue, et l'humour aussi. Le bon sens et la liberté de ton de Coluche, Le Luron, Desproges ou Guy Bedos ont été entamés par le politiquement correct et les communautarismes de tous bords, y compris par certains dogmes religieux. L'impertinence est l'une des premières marches de la liberté d'expression.
Quelle place assignez-vous aujourd'hui au Cherche Midi dans le paysage éditorial ?
Nous restons le premier éditeur d'humour en France, mais au fil du temps, la maison est devenue généraliste, couvrant tous les domaines, documents, essais, romans, littérature étrangère, beaux livres, soit environ 150 nouveautés par an. Les romans policiers et les romans étrangers (25 titres par an pour une dizaine de romans français) pèsent de plus en plus dans nos résultats. Dans ce domaine, nous connaissons des succès avec des découvertes, comme en 2012 Dans le jardin de la bête d'Erik Larson ou Le palais de verre de Simon Mawer, et avec des auteurs déjà très appréciés des lecteurs comme Jim Fergus et Richard Powers que nous aurons le plaisir d'accueillir en France cette année pour la promotion de leur nouveauté. En littérature française en 2012, L'espoir en contrebande de Didier Daeninckx a reçu le Goncourt de la nouvelle, et Jean-Claude Pirotte, dont nous avons publié les derniers ouvrages, le Goncourt de la poésie. Du côté des documents, nous avons de très bons résultats avec Charlotte Valandrey, qui a su trouver les mots pour toucher le public, et Olivier de Kersauson dont nous publierons le prochain livre cette année, ainsi, bien sûr, que de très nombreux autres projets éditoriaux.
Quels sont vos choix ? Auriez-vous pu publier Cinquante nuances de Grey ?
Nous n'étions pas dans la boucle pour Cinquante nuances de Grey. Arnaud Hofmarcher, qui dirige le secteur étranger, est une tête chercheuse, il déniche des textes parfois oubliés ou qui n'ont jamais été traduits, et surtout découvre des auteurs. Pour les enchères dans le domaine étranger, nous nous fixons des seuils au-delà desquels nous n'allons pas, même si nous sommes prêts à faire d'importants efforts financiers quand nous trouvons un auteur de talent. Nous décidons de façon collégiale. Tout projet qui arrive est transmis notamment à Pierre Drachline, directeur éditorial, à Arnaud Hofmarcher, au directeur commercial, Xavier Belrose, et au directeur marketing et communication, Nicolas Watrin. Quand je leur soumets ce que je pense être intéressant pour notre maison et qu'ils ne sont pas d'accord, un débat s'engage et, sauf exception, toutes les décisions sont prises ensemble.
Editis a racheté Le Cherche Midi éditeur il y a sept ans. Comment se passent les relations avec le groupe ?
J'ai rencontré Editis quand j'ai voulu changer de diffuseur. A l'époque, le groupe était dans une politique de croissance externe et m'a garanti une totale indépendance éditoriale. Ce changement nous a été très bénéfique : le chiffre d'affaires a progressé sans accroître la production, notamment grâce à Interforum, qui a dopé la visibilité de nos livres. Diriger une entreprise de trente salariés en plus des directeurs de collection éloigne du métier d'éditeur. Ce rachat m'a permis de bénéficier d'une structure qui m'épaule sur tous les aspects financiers, juridiques, la gestion des droits, la DRH. J'ai trois garçons, et aucun n'envisageait de reprendre la suite. Le rachat m'a donc également offert la possibilité de pérenniser la maison et la marque ; il donne aussi aux salariés et aux auteurs des garanties de stabilité sur l'avenir.
2012 aura été une année difficile et les analystes ne sont pas optimistes pour 2013. Que pensez-vous du marché ?
Le marché est compliqué, mais 2012 aura été une bonne année pour nous. Malgré les difficultés, les libraires et les bibliothécaires continuent à faire un remarquable travail au quotidien, leur constance et leur implication à défendre la place du livre sont essentielles dans l'époque actuelle où le temps de loisirs devient ultra concurrentiel. Nous nous devons de les accompagner dans ce travail en étant nous-mêmes portés par la créativité et le dynamisme : ce seront les seuls moteurs d'une reprise possible pour 2013.
Pour anticiper cette reprise, nous allons donner davantage de visibilité à nos livres. On a créé un poste important, transversal, celui de directeur du marketing, qui a été confié à Nicolas Watrin. Il est informé dès qu'un contrat est signé, et on réfléchit ensemble au lancement du livre (les médias, la promotion, la publicité, le Net). Mais si le marché traditionnel continue de baisser, il y aura sans doute d'autres décisions à prendre pour s'adapter.
Il n'y a pas d'ordinateur dans votre bureau. Que pensez-vous des nouvelles technologies et du numérique ?
L'édition est bel et bien entrée dans l'ère numérique. Grâce à Editis, de très nombreux titres sont en numérique comme Le guide des 4 000 médicaments... vendu 20,99 euros, soit 12 % de moins que sa version papier. Le groupe nous permet aussi de gagner du temps en nous informant des évolutions et en nous fournissant les moyens techniques pour nous y adapter. Dorénavant, toutes nos nouveautés sortent systématiquement en version papier et en version numérique. En France, le chiffre d'affaires reste faible, mais il y a un potentiel de développement très important, bien sûr complémentaire de l'édition papier qui reste notre coeur de métier.
Vous êtes vous-même auteur et venez de signer un nouveau recueil, Les 1 001 épitaphes les plus drôles. Quand trouvez-vous le temps d'écrire ?
J'habite Chartres, je me lève tôt et j'aime inventer une petite histoire chaque matin pour préserver mon "jardin secret". Le trajet qui mène de chez moi à la gare est un moment privilégié pour cela. L'édition est une passion sans fin qui emporte tout. Le train est mon second bureau : je peux y réfléchir et prendre le recul que je n'ai pas aux éditions. Je passe deux heures par jour dans le train depuis trente-neuf ans, j'ai fait un choix, j'ai renoncé aux dîners en ville, au billard français (j'ai été demi-finaliste des championnats de France de billard dans ma catégorie).