Festival du livre de Paris 

Giuliano da Empoli : "La littérature du réel est quelque chose de nouveau en Italie"

Giuliano da Empoli - Photo OLIVIER DION

Giuliano da Empoli : "La littérature du réel est quelque chose de nouveau en Italie"

Son roman Le Mage du Kremlin s'est vendu à 338 727 exemplaires en 2022 (source GFK/Livres Hebdo), faisant de ce conseiller politique italien un écrivain français incontournable. Puisque c'est dans notre langue qu'il l'a directement rédigé, qui mieux que lui pouvait donc nous parler de nos points communs et de nos différences ?

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Par Jacques Braunstein,
Créé le 19.04.2023 à 17h40 ,
Mis à jour le 20.04.2023 à 10h29

Livres Hebdo : Comment caractériseriez-vous le monde du livre italien, par rapport au français ?

Giuliano Da Empoli : Il existe un paradoxe entre l'Italie et la France : on se ressemble tellement qu'on a l'impression de se connaître parfaitement, alors que ce n'est souvent pas le cas. En France, le livre a un rôle central qu'il n'a pas du tout en Italie. Il n'y a pas de magistère politique, moral ou intellectuel particulier de l'écrivain en Italie. Il a un rôle plus marginal, sauf lorsqu'il mène des batailles politiques, comme Roberto Saviano. Si vous écrivez un livre qui parle de politique en France, vous intéressez le monde politique français ; j'en ai fait l'expérience. Et votre président de la République va, qu'il le veuille ou non, devoir faire à un moment donné une interview sur ses goûts littéraires. Alors que je n'ai pas le souvenir d'un décideur italien qui se soit distingué au cours des vingt dernières années par une positon, un goût ou une préférence littéraire.

Avec ses 3,4 milliards de chiffre d'affaires annuel, contre un peu plus de 4 milliards pour la France, le marché du livre italien est pourtant conséquent... Par définition, l'Italien critique son pays lorsqu'il est à l'étranger. Et donc j'aimerais insérer quelques notes positives. L'été italien est rythmé par des festivals, d'énormes événements bien plus importants qu'en France, comme le festival de Mantoue. Certains classiques se sont vendus à des millions d'exemplaires en supplément des journaux. Et il existe de nombreux cafés-librairies dans la péninsule, ce qui est très bien et amène le livre dans des endroits où il ne serait peut-être pas. Même si, du fait d'une fiscalité favorable, certains de ces cafés-librairies sont plutôt des bars – plus ou moins gastronomiques – avec quelques livres que de véritables librairies.

 

Avez-vous noté une différence d'accueil du Mage du Kremlin entre la France et l'Italie ?

La sortie s'est également bien passée en Italie. Pas aussi bien qu'en France, mais là encore, c'est la France qui est une exception. Le lien intime qui existe chez vous entre les dimensions littéraires et politiques ne se retrouve pas non plus en Allemagne ou en Grande-Bretagne. À Paris, il est plus facile de vivre dans l'illusion que son roman a un large impact. C'est pour ça que beaucoup d'écrivains aiment venir à Paris. Et moi spécialement, qui ai deux passions, l'une pour la littérature et l'autre pour la politique. Il n'y a aucun lieu au monde où ces deux dimensions ont eu autant de relations au cours des siècles. 

 

Le Mage du Kremlin illustre la puissance du roman. Dans vos essais, en français (Les Ingénieurs du chaos, 2019) comme en italien (La Rabbia e l'algoritmo, 2017), vous évoquiez déjà les ressorts du populisme et du nationalisme. Mais avec un succès bien moindre...

Quand vous écrivez un essai, vous utilisez la partie rationnelle de votre cerveau ; vous faites votre petite démonstration, bonne ou mauvaise. Et votre lecteur évalue avec la même partie de son cerveau si votre démonstration se tient et s'il est d'accord. Quand vous écrivez un roman, c'est toute votre personne que vous mettez en jeu. C'est plus dangereux et beaucoup plus personnel. Mais, si ça marche, vous transportez aussi toute la personne du lecteur. Pour moi qui suis passé pour la première fois de l'un à l'autre avec Le Mage du Kremlin, la démonstration a été très frappante, même si pour d'autres, cette idée peut sembler banale. Toute une série d'éléments conjoncturels expliquent le succès d'un roman, et notamment l'invasion de l'Ukraine dans le cas du mien. Il semblerait également que je sois plus ou moins parvenu à faire entrer le lecteur dans la tête de mon personnage de conseiller de Vladimir Poutine. Notamment parce qu'il a un profil un peu atypique : c'est un homme de médias, un amateur de théâtre. Si j'avais décidé d'en faire un ancien du KGB, ça aurait été beaucoup plus difficile pour moi d'être juste. 

 

Au moment de l'attribution du prix Goncourt, on a opposé votre livre à celui de Brigitte Giraud. Une littérature du réel à une littérature de l'intime. Retrouve-t-on le même type de clivage en Italie ?

C'est une polémique qui ne me passionne pas particulièrement ; je pense que toutes les formes de littérature sont également légitimes. Je n'ai d'ailleurs pas de préférence, j'aime beaucoup certains écrivains de l'intime et il y en a d'autres que je n'aime pas. Et c'est la même chose pour ceux qui racontent le monde. Cette opposition existe également en Italie, mais dans un circuit assez étroit : quelques émissions de télé et suppléments de journaux. La littérature du réel y est d'ailleurs moins développée. On n'a pas connu cette déferlante de romans qui mettent en récit des personnages ou des faits historiques. Antonio Scurati raconte Mussolini dans M ; Elena Stancanelli, l'entrepreneur italien Raul Gardini ; Roberto Saviano, le juge Falcone... mais c'est assez nouveau pour nous. 

 

La communauté des écrivains italiens de Paris semble toujours très nombreuse... Comment l'expliquez-vous ?

Si c'est une communauté, elle ne m'invite pas. Certains d'entre eux sont des amis, comme Andrea Marcolongo, que j'ai connue en Italie et que j'ai retrouvée ici. Italo Calvino [qui sera célébré par le Festival du livre de Paris], dans son texte Ermite à Paris (Gallimard, 2014), disait : « J'ai une maison de campagne à Paris. » C'est assez sympathique et c'est aussi mon approche : on ne vient pas à Paris pour fréquenter d'autres écrivains italiens, ou même pour fréquenter d'autres écrivains. On vient ici pour être seuls et pour écrire dans un contexte favorable. Et c'est quelque chose qui marche pour des auteurs de toute la planète depuis bien des générations. 

 

Quelle est la principale différence entre une librairie italienne et une librairie française ?

En Italie, malgré le prix unique du livre, il reste très peu de libraires. Dans le centre de Rome, par exemple, il y a surtout des chaînes (Feltrinelli, Mondadori...), qui proposent une expérience et une disposition des livres très impersonnelle. En France, on sent la main du libraire, il fait des choix, essaie de nous guider, notamment en écrivant une petite note manuscrite pour dire ce qu'il a pensé d'un livre plutôt que d'un autre... C'est beaucoup moins fréquent en Italie.

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