Éditeurs, attachés de presse, journalistes, auteurs, libraires, tous sont unanimes : qu'il s'appelle Salon du livre de Paris (1981-2015), Livre Paris (2016-2019) ou Festival du Livre de Paris (depuis 2022), il est un moment attendu par toute la profession. « Le soir du vernissage, il y avait un monde considérable, se souvient Jean-Marc de Chauvigny, commissaire général de 1981 à 1998. Tout le milieu littéraire et médiatique était là. Pour limiter le nombre d'invités et soutenir les libraires, on a eu l'idée de vendre les entrées inaugurales au profit de l'Association de défense de la librairie de création (Adelc). »
Paul Otchakovsky-Laurens, fondateur de P.O.L, n'a pas manqué une édition. Il invitait chaque année tous ses auteurs et passait la journée avec eux. Le soir de l'inauguration, ça buvait et ça fumait tard sur son stand. L'éditeur, désolé, allait voir Bertrand Morisset, alors directeur du Salon, qui le rassurait : « Demain à 10 heures, tu auras une moquette neuve, je ne te la facture pas. »
Pour les libraires, le salon est l'occasion de rencontrer des auteurs, des éditeurs. « On va dîner ensemble le soir, raconte Jérôme Cuvelier, gérant de la librairie La Manœuvre à Paris, on invite les collègues de province. Ce qui me reste en tête, c'est la soirée d'inauguration : c'était la soirée hyper branchée, où les politiques, les acteurs, les critiques venaient se montrer. » Il garde le souvenir de deux auteurs qui à la fin d'une soirée s'étaient mis les pains surprise vides sur la tête et avaient dansé à la russe.

Une course de trottinettes dans les allées
« On mettait six jours à monter et une nuit à démonter, raconte Bertrand Morisset. On récupérait la moquette et on faisait des chaussons avec. Le lundi soir, à 18 heures, au moment du démontage, les attachés de presse faisaient une course de trottinettes dans les allées. Le seul homme était l'attaché de presse des éditions Payot et Rivages. Et son grand jeu était de battre ses concurrentes ! »
Responsable des relations presse chez Casterman, Kathy Degreef se souvient du rituel de fin de salon : aller danser tous ensemble. « Il y a un côté colonie de vacances, renchérit Nadine Straub, attachée de presse chez Calmann-Lévy. Une année, j'ai failli faire un malaise parce que je tenais absolument à y aller alors que j'étais enceinte de jumeaux. Tout le monde me disait : "Mais assieds-toi donc !" »
Les stations de Radio France font des émissions en direct et de tous les grands journaux offre des retombées médiatiques énormes. Le Salon du livre devient une tribune : « On a reçu les conservateurs du patrimoine, les archivistes de la BNF, les auteurs... les Arméniens, les Mexicains, énumère Bertrand Morisset. Je leur disais : "Je vous laisse 30 minutes, vous déambulez, vous criez, mais vous ne touchez à rien. Ensuite on va dans mon bureau, je vous offre un café, on convie la presse, et vous repartez." Il n'y a jamais eu de débordements. »

« Jacques Chirac payait les livres »
Car le salon est une vitrine. Placé juste avant les élections, il est, après le Salon de l'agriculture, le passage obligé des politiques en campagne. Ministres, présidents et chefs de partis sillonnent les allées. En 1981, nommé ministre de la Culture le jour de l'ouverture du salon, Jack Lang l'inaugure le soir même. Jean-Marc de Chauvigny se souvient trois ans plus tard d'une queue dingue pour un livre de Valéry Giscard d'Estaing. Pour Bertrand Morisset, « le plus fort, c'était Jacques Chirac, qui venait tous les ans, le rare, avec Manuel Valls, à sortir son portefeuille pour payer les livres. Dès qu'il voyait une femme noire derrière la caisse, il rentrait dans le stand au grand effroi de son service de sécurité et il lui tendait la main en demandant "Comment ça va au pays ?" Il rendait toujours hommage aux Outremers. Les gens lui serraient la main si fort que son garde du corps gardait des poches de glaçons sur lui. »
Israël est invité en 2008. Les pays arabes annoncent boycotter l'événement. Lorsqu'un pan du décor du pavillon tombe à 50 cm du président israélien, c'est la panique et un jaillissement de boucliers en kevlar. Derrière l'événementiel, la sécurité reste une grosse partie du boulot et les organisateurs travaillent en lien étroit avec les Renseignements généraux. Le passage des scolaires les jeudis et vendredi donne des sueurs froides aux organisateurs. « Les éditeurs planquaient leurs catalogues, car ils savaient que les enfants raflaient tout. »
Directrice des programmes puis directrice artistique, de 2009 à 2021, Marie-Madeleine Rigopoulos a imaginé une grande rencontre transversale en réunissant Enki Bilal, Jean-Luc Nancy et Philippe Delerm, autour du thème « Dessine-moi un roman ». « Philippe Delerm avait toujours expliqué qu'il était venu au roman par amour de la peinture, et Bilal est sans doute l'un des plus littéraires des dessinateurs. Cette rencontre a été l'une de mes grandes joies, j'ai toujours été convaincue que le fond prévalait sur la forme et qu'il fallait sortir les livres des cases. »
Des bornes, des bulles, des liseuses de toute sorte...
En 2000, le salon présente les encres numériques et en 2008, la bibliothèque numérique Lecture de demain, montée en partenariat avec la BNF, qui fait découvrir la nouvelle version du site Gallica, un événement. « Le stand faisait plus de 500 m², avec des bornes, des bulles, des liseuses de toute sorte, raconte Clémence Seibel-Poisson, qui travaillait alors dans l'équipe organisatrice. C'était osé ! »
Pour fêter ses 30 ans, le salon invitera un auteur de trente pays différents. Marie-Madeleine Rigopoulos se souvient avoir rassemblé autour d'une table des journalistes et des éditeurs afin d'établir la sélection la plus objective possible, puis d'une logistique infernale, mais d'un résultat très joyeux.
Le débat organisé en 2014 sur la grande scène entre Quino et Zep se terminera par une standing ovation de 20 minutes et la remise de la Légion d'honneur pour l'auteur de Mafalda. Avoir invité Salman Rushdie, dont le nom est resté secret jusqu'au dernier moment, par sécurité, est l'une des fiertés de Jean-Marc de Chauvigny. « L'accueil a été incroyable. »

Pour Hubert Artus, critique, pour Lire notamment, tous les salons ont leur manière d'agréger leur public et celui-ci a une particularité : « Il n'est pas identifiable à Paris, c'est le salon d'un pays. C'est à la fois local et national, une foire littéraire et une vitrine commerciale et diplomatique. L'inconvénient, c'est qu'il n'est relié pas à une histoire contrairement à Étonnants Voyageurs ou Quais du polar. »
Il raconte tout de même de belles histoires. Nadine Straub, attachée de presse chez Calmann-Lévy, a assisté à de grands moments d'émotion entre auteurs et lecteurs, certains venant de très loin pour les rencontrer après avoir échangé par écrit avec eux. Elle a été particulièrement marquée par un monsieur qui faisait le tour du stand avec une sorte de Caddy. « Il avait une cinquantaine de livres à acheter qu'il comptait offrir comme cadeaux à Noël et il m'a demandé si je pouvais garder son chariot afin qu'il puisse terminer ses emplettes : il faisait dédicacer un ouvrage pour chaque membre de sa famille. »

Kathy Degreef se rappelle une dédicace de Manara qui a déclenché les passions : « On avait prévenu le public qu'il fallait qu'il s'arrête pour prendre son avion, mais un lecteur insistait lourdement. Il m'a tellement agacée que je lui ai proposé de lui rembourser le livre qu'il venait d'acheter. »
« Simone Signoret au Grand Palais, c'était Cannes »
La particularité du salon est d'être un événement grand public qui a la chance de recevoir des grands auteurs et des Prix Nobel, explique Bertrand Morisset. C'est aussi le seul endroit où le public peut approcher des stars. « Quand Simone Signoret est venue signer Adieu Volodia au Grand Palais, c'était Cannes », raconte-t-il. Hubert Artus pince sans rire évoque les files interminables pour PPDA et les frères Bogdanoff. Les 2Be3 provoqueront une émeute, et en 2017 la dédicace de Nabilla sur le stand de Flammarion drainera une marée humaine de journalistes et de fans. Les lecteurs photographient le string qui dépasse de son pantalon.
À partir de 1988, le salon met un pays à l'honneur. Une décision qui exacerbe les passions. En 2002, les auteurs italiens sont vent debout contre la réélection de Berlusconi. « Il y avait de gros débats sur le stand de Virgin, qui était très axé polar, et accueillait des romanciers italiens » , se souvient Hubert Artus. L'Argentine est invitée en 2014 et, comme bien souvent, la liste des auteurs retenus fait polémique dans le pays. Pour faire baisser la pression, Bertrand Morisset explique dans un grand quotidien argentin que le pays compte des millions de footballeurs mais seulement 22 sélectionnés dans l'équipe nationale. La présidente Kirchner apprécie le trait d'humour et viendra inaugurer le salon. Alors qu'en 2018, Emmanuel Macron ignore ostensiblement le pavillon de la Russie. Lieu de rencontres et d'affaires, le Salon du livre de Paris reste une bulle à part. « Pendant deux ou trois ans, sourit Nadine Straub, les organisateurs diffusaient New Soul de Yael Naim chaque soir à l'heure de la fermeture. Je le reconnais encore immédiatement si je l'entends à la radio ! C'est un soulagement de pouvoir s'asseoir à la fin de la journée et j'ai aussi une pointe de regret, surtout le dernier soir. »