Chevaucher dans la nuit. Les insomnies le visitent incessamment depuis cette blessure à la jambe qu'il reçut au front. Il pénètre dans l'écurie, caresse ce cheval noir, le plus indocile de tous, mais qui, mené par lui en bride, lui obéit et galope dans la nuit. Il s'arrête dans la forêt, où il choisit un arbre, qu'il abat. Il en débite une bille qu'il ramène au bivouac. Il a décidé de sculpter sa propre tête. Dans l'atelier menuiserie du campement, il se met à jouer du burin et du ciseau. Il taille ce portrait de lui-même, dont les traits hésitent encore à refléter son visage, lui en moins assuré, au dessin plus délicat, molli sans doute par l'absence de combat. Cette tête « à l'arête du nez moins marquée » ressemble à son futur petit-fils, l'auteur du Cavalier de Saumur, Florian Préclaire qui, à travers ces pages, modèle l'effigie de son aïeul René-Frantz, survivant héroïque des tranchées de 14-18.
Un jour, Pégase, le cheval que le lieutenant Préclaire enfourchait nuitamment, trop habitué à cette liberté nocturne, refuse d'être monté par quelqu'un d'autre, se cabre et vire le cavalier. Dans le chaos provoqué par la ruade, une balle part et blesse mortellement l'animal. Au grand dam du lieutenant qui pleure sa bête chevaline à l'agonie... « Au soir la paille est couverte de sang, René-Frantz s'est endormi contre le cheval, chauffé aux derniers relents du corps meurtri. Il inaugure sous ses paupières le regard triste qui filtrera à travers le temps, et à la commissure de ses lèvres il a cette inflexion grave qu'on voit à ceux qui sont malheureux. » L'armistice est signé, mais l'officier orphelin de sa monture poursuit sa vie de soldat, il suit son régiment. Au gré des stationnements, il est à Constantinople, puis de retour en France, à Angoulême, repart derechef pour le Maroc... René-Frantz a appris à nager en Turquie. À Casablanca il nage encore mais n'arrive pas à noyer sa peine dans les vagues océaniques. Alors ce spleen qui lui colle à la peau et que la mort de Pégase semble avoir cristallisé, il le dépeint dans des poèmes, comme celui intitulé Nuit d'Orient qu'il avait écrit dans le port stambouliote. « Il y est question d'une souffrance que la beauté de la ville exacerbe tant qu'il en vient à désirer mourir. » De main en main, les écrits du grand-père passent au petit-fils narrateur de cette chevauchée du cavalier triste à travers la nuit obscure. Les ténèbres sont rédimées par l'amour, grâce à Marie-Thérèse, élégante vicomtesse rencontrée sur la Côte d'Azur... L'ancien combattant de la Première Guerre mondiale et la jeune aristocrate formeront le couple mythique des grands-parents de Florian Préclaire. En relatant l'intériorité d'un homme blessé, ce premier roman au lyrisme maîtrisé nous montre à quel point, même, surtout, chez nos proches, sous le vernis de l'officiel portrait du bonheur, béent parfois les plaies d'un passé douloureux, combien parmi le brouhaha du foyer se taisent des sentiments enfouis dans la nuit.
Le cavalier de Saumur
Actes Sud
Tirage: 3 500 ex.
Prix: 19 € ; 176 p.
ISBN: 9782330176228