Où est Boualem Sansal ? L'inquiétude règne jusqu'à la présidence française autour d'une « disparition » de l'écrivain franco-algérien de 75 ans, en lutte contre le fondamentalisme religieux et l'autoritarisme, qui n'a plus donné de nouvelles depuis plusieurs jours.
Selon plusieurs médias, dont l'hebdomadaire français Marianne, l'écrivain aurait été arrêté samedi 16 novembre à l'aéroport d'Alger, en provenance de France.
Dans un communiqué, les éditions Gallimard, qui publient l’œuvre littéraire de Boualem Sansal depuis 25 ans en France, témoignent de « leur très vive inquiétude à la suite de l’arrestation de l’écrivain par les services de sécurité algériens et appellent à la libération immédiate de l’écrivain ».
« Ses romans, ses essais, ses écrits de paix et de tolérance ont mis au jour les obscurantismes de tous ordres qui affectent tragiquement la marche du monde, la conduite des peuples et la vie des individus. Plus que jamais nous saisissons aujourd’hui la très grande portée de cette œuvre et le courage exemplaire des positions de son auteur », poursuit l’éditeur.
« Boualem Sansal est un homme qui croit à la force du verbe, à la puissance de la vérité et du langage » (Jean-François Colosimo)
Joint par Livres Hebdo, le patron des éditions du Cerf Jean-François Colosimo, qui a publié en septembre dernier le dernier ouvrage de Boualem Sansal, l'essai Le français, parlons-en !, indique pour sa part avoir vu l’écrivain pour la dernière fois lors du salon du livre de Valence, début novembre. Sans nouvelles de lui, il rappelle que « Boualem Sansal n’ignorait pas que ses prises de position pouvaient comporter des risques. » « Mais c’est un homme qui croit à la force du verbe, à la puissance de la vérité et du langage et pour qui la littérature a la capacité de recréer le monde. Il n’a pas peur », ajoute-t-il.
L’éditeur fait néanmoins part de son inquiétude pour la santé de Boualem Sansal, « un homme intellectuellement et spirituellement très fort, mais âgé de 75 ans et sans doute plus fragile physiquement. »
Boualem Sansal est l'une des grandes voix de la littérature francophone contemporaine, auteur d'une œuvre engagée contre l'obscurantisme et pour la démocratie.
Né en 1949 à Theniet El Had, en Algérie, d'un père d'origine marocaine et d'une mère qui a reçu une éducation à la française, il commence à écrire à 48 ans et publie son premier roman, Le Serment des Barbares (Gallimard, 1999), paru deux ans plus tard. Il y raconte la montée en puissance des intégristes qui a contribué à faire plonger l'Algérie dans une décennie de guerre civile ayant fait 200 000 morts.
Après une carrière d'enseignant, de chef d'entreprise et de haut fonctionnaire, il est limogé en 2003 du ministère de l'Industrie algérien pour sa position critique contre le pouvoir, en particulier sur l'arabisation de l'enseignement.
En 2019, il participe à Alger aux manifestations contre le pouvoir algérien qui conduisent à la démission du président Abdelaziz Bouteflika.
Dénonciateur inlassable de l'islamisme
Depuis la révélation de son arrestation, aucune information officielle, ni même sous couvert d'anonymat, n'a filtré sur son sort des deux côtés de la Méditerranée, dans un contexte de relations tendues entre les deux pays.
Selon Le Monde, les autorités algériennes pourraient avoir très mal pris des déclarations de Boualem Sansal au média Frontières, réputé d'extrême droite, qui reprennent la position marocaine selon laquelle le territoire marocain aurait été tronqué sous la colonisation française au profit de l'Algérie.
D'après le quotidien, il s'agirait d'une « ligne rouge » pour Alger, qui pourrait valoir à l'écrivain des accusations d’« atteinte à l'intégrité nationale ».
Jeudi soir, l'entourage du président de la République Emmanuel Macron a fait savoir que ce dernier était « très préoccupé par la disparition » de Boualem Sansal et a précisé que « les services de l'État sont mobilisés pour clarifier sa situation », sans donner davantage de détails sur ce dossier.
Habitué des prix littéraires
L'œuvre de Boualem Sansal évoque sans tabou, et dans un style parfois caustique, l'histoire de l'Algérie, la mémoire, les relations avec la France, et dénonce inlassablement l'islamisme.
Parmi ses titres célèbres, Le village de l'Allemand (Gallimard, 2008), censuré en Algérie, évoque à la fois la Shoah, la guerre civile en Algérie et la vie des Algériens dans les banlieues françaises.
Dans 2084, la fin du monde (Gallimard, 2015), il prend des accents orwelliens pour dénoncer la menace que fait poser le radicalisme religieux sur les démocraties, en imaginant l'islamisme au pouvoir.
Édité dans la prestigieuse collection « Blanche » de Gallimard, Boualem Sansal est habitué des prix littéraires en France : l'Académie française lui a décerné son Grand prix de la francophonie, puis son grand prix du roman pour 2084, la fin du monde.
Athée revendiqué
Son engagement et ses mises en garde de l'Europe, et de la France en particulier, contre les dangers de l'islamisme ont valu à cet athée revendiqué de solides inimitiés. Et le soutien marqué d'intellectuels et de médias de droite et d'extrême droite, applaudissant ses déclarations choc sur un « ordre islamique » qui tenterait « de s'installer en France ».
En Algérie, les menaces ont redoublé depuis qu'il s'est rendu, en 2014, en Israël pour y recevoir un prix littéraire.
Ses prises de position lui attirent parfois des accusations d'islamophobie, dont il se défend inlassablement. « Je n'ai jamais dit quoi que ce soit contre l'islam qui justifierait cette accusation » mais, « ce que je n'ai cessé de dénoncer c'est l'instrumentalisation de l'islam à des fins politiques et sociales », expliquait-il à l'AFP en 2017.
Plusieurs responsables politiques français ont exprimé leur inquiétude depuis jeudi, notamment l'ex-Premier ministre Édouard Philippe qui a estimé que l'écrivain « incarne tout ce que nous chérissons : l'appel à la raison, à la liberté et à l'humanisme contre la censure, la corruption et l'islamisme ».
Soutien de Tahar Ben Jelloun et Kamel Daoud
Du côté des écrivains, le franco-marocain Tahar Ben Jelloun a appelé dans l'hebdomadaire français Le Point à « libérer » Boualem Sansal, tandis que Kamel Daoud a dénoncé dans le même magazine le fait que son « frère » Boualem Sansal soit « derrière les barreaux, comme l'Algérie toute entière ». Dans une tribune publiée par Le Figaro, il appelle à la libération de Boualem Sansal.
L'auteur franco-algérien Kamel Daoud, lauréat cette année du prix Goncourt, a publié à la rentrée Houris, roman sombre se déroulant en partie à Oran sur le destin d'Aube, jeune femme muette depuis qu'un islamiste lui a tranché la gorge le 31 décembre 1999, et qui lui vaut d'être au cœur d'une polémique.
Après que sa maison d'édition française Gallimard a été interdite de venir au Salon international du livre d'Alger cet automne, Kamel Daoud est également visé par deux plaintes dans ce pays. Elles l'accusent, avec son épouse psychiatre, d'avoir dévoilé et utilisé l'histoire d'une patiente pour l'écriture de Houris.
« Réunis il y a quelques jours au siège de nos éditions dans la joie de l’attribution du prix Goncourt à Houris, les deux amis Boualem Sansal et Kamel Daoud paient aujourd’hui très cher leur liberté d’écrivains », a réagi Gallimard dans son communiqué.