Tribune de Lorenzo Soccavo

Fiction littéraire et principe de réalité : ce que révèle "l’affaire Matzneff"

Fiction littéraire et principe de réalité : ce que révèle "l’affaire Matzneff"

Dans son livre Le Consentement Vanessa Springora (Grasset) va plus loin que seulement dénoncer des agissements, couverts par une omerta et une indifférence sociale, dont elle fut la victime. Elle pointe aussi le danger que représente une fictionnalisation abusive du réel.
 

Par Livres Hebdo
avec Lorenzo Soccavo Créé le 05.02.2020 à 14h13

Ces premières décennies du 21e siècle sont traversées par la queue de comète du New Age. Nous reviennent en pleine face comme un boomerang, non seulement les dommages de sa permissivité morale et sexuelle, mais aussi de sa confusion entretenue sous couvert de spiritualité entre réalité et imaginaire.

Derrière les répliques de l’affaire Harvey Weinstein et les déclinaisons du mouvement #MeToo une autre bataille se livre aujourd’hui. Les fake news, deepfakes et autres désinformations n’en sont que la surface spectaculaire. L’objectif est d’obtenir notre consentement en détournant notre attention, en décrochant notre vigilance du quotidien, de ce qu’il se passe effectivement. Immersion, gamification et addiction sont prônées comme de véritables valeurs. Il n’y a derrière cette machinerie aucune intelligence humaine à l’œuvre. Il s’agit seulement d’une sorte de phénomène atmosphérique mental qui traverse notre espèce animale à un moment donné de son évolution et de celle du monde dans lequel elle vit. Derrière ses manifestations ce sont des forces naturelles qui sont en action, de celles qui font de nous ce que Nancy Huston appelle : une espèce fabulatrice.

Les livres peuvent être des pièges

En apparence le vécu aurait toujours force de loi. Les médias et le marché du livre y semblent soumis. Mais en fait nous sombrons souvent dans la fiction tout en occultant ce que les véritables fictions peuvent nous apporter : nous aider à lire le réel. L’expérience vécue de Vanessa Springora en est justement une démonstration.

La conclusion de son prologue est claire, son but est de : « prendre le chasseur à son propre piège, l’enfermer dans un livre ». Et c’est réussi. Face au romancier qu’elle ne désigne que par l’initiale de son prénom et qui a minutieusement construit son impunité sur un jeu de chausse-trapes où faits et fictions fusionnent, Vanessa Springora pointe du doigt la manipulation : « Mais depuis que G. a commencé à écrire ce roman, le réel change de camp : de muse, je me transforme peu à peu en personnage de fiction. ». Le piège se referme sur la jeune Vanessa.

Tout au long de son témoignage la prise de conscience de cette diablerie court en filigrane. Davantage que le sexe c’est elle qui semble avoir nourri son ressentiment et éveillé son instinct de survie : « Je me surprends maintenant à le haïr de m’enfermer dans cette fiction perpétuellement en train de s’écrire ». Même si l’ogre ruse : « Depuis quelque temps, écrit-elle, G. ne cesse d’insister sur ce décalage entre fiction et réalité, entre ses écrits et la vraie vie, que je serais incapable de saisir. Il tente de brouiller les pistes », l’autre côté du miroir est moins beau que les reflets de la vraie vie. « Dans [son] journal, réalise Vanessa Springora, il a transformé notre histoire en fiction parfaite. Celle du libertin reconverti en saint [...] fiction écrite mais jamais vécue, publiée avec le décalage qu’il se doit, c’est-à-dire le temps que la vie se soit dûment dissoute dans le roman. Moi je suis la traîtresse […] Celle qui n’a pas voulu croire à cette fiction. ». Et de s’interroger jusqu’à la limite de la dépersonnalisation : « Quel rapport peut-il bien y avoir entre ce personnage de papier créé de toutes pièces et ce que je suis en réalité ? M’avoir transformée en personnage de fiction, alors que ma vie d’adulte n’a pas encore pris forme, c’est m’empêcher de déployer mes ailes, me condamner à rester figée dans une prison de mots. ».

Chasseurs de métalepses

La lecture de cette histoire imposée la conduira jusqu’à, je cite : « un épisode psychotique, avec une phase de dépersonnalisation ». Aussi la question se pose je pense de déterminer si ce livre de Vanessa Springora ne serait pas une magnifique étude de cas d’une forme de métalepse ?

Une métalepse est à l’origine une figure de rhétorique qui suppose une transposition, une sorte de glissement. Par exemple, dire : « il a vécu », pour signifier en fait : « il est mort ». Dans les années 70 des mutations de métalepses sont repérées dans la littérature par un pionnier de la narratologie, Gérard Genette. Dans une narration une métalepse peut s’exprimer, par exemple, par le passage d’un personnage dans le monde de l’auteur, voire du lecteur, et vice versa une lectrice peut du coup passer de l’autre côté du miroir comme Alice. Mais contrairement à ce qui apparaît courant dans les littératures de l’imaginaire il serait pratiquement impossible de transgresser cette séparation des mondes dans la vraie vie. L’imperméabilité de la frontière entre réel et imaginaire est un dogme pour préserver notre santé mentale. Seuls les arts, le spectacle, le marketing et la politique s’autorisent des infractions. Les religions aussi. Les fictions littéraires se heurtent sinon au principe de réalité. Les contes pour enfants comme le témoignage de Vanessa Springora en témoignent. Mais un effet collatéral de l’affaire Matzneff pourrait être justement de nous sensibiliser à la porosité de ce qui serait à concevoir davantage comme une membrane vivante que comme un mur. Cette regrettable histoire pourrait nous inciter à la constitution d’un corps d’élite de chasseurs et de chasseresses de métalepses. Il s’agirait de repérer dans la société les points d'impacts, les collisions entre réalités et fictions. Reconnaître les collisions pour ne pas consentir aux collusions.
 
 

 

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