C'est une première en France, et la recette est plus osée qu'il n'y paraît. Prenez trois jeunes maisons d'édition, ajoutez trois aspirants libraires, sans oublier trois autrices et auteurs émergents, et vous obtenez Page, un parcours d'incubation interprofessionnel mené par Normandie Livre & Lecture (N2L) entre octobre 2024 et avril 2025, après deux premières expérimentations en 2022 (avec des libraires) et en 2023 (avec des éditeurs et des auteurs).

Créer du lien
« C'est une expérience unique de pouvoir professionnaliser des acteurs sur l'ensemble de la chaîne du livre, à l'étape de la création », s'enthousiasme Caroline Guilleminot, consultante associée chez Axiales, la société de conseil sollicitée par N2L pour concevoir le programme et accompagner les participants.
« Cela permet de décloisonner les métiers et d'encourager des affinités personnelles », abonde Charlotte Parouty, également consultante chez Axiales, qui a travaillé plus particulièrement avec les trois libraires. « Parlez fort ! », conseille-t-elle à ses poulains avant leur prise de parole, jeudi 24 avril à l'Atrium de Rouen, lors de la sixième et dernière journée du parcours, baptisée « l'envol ».

Coachés pendant sept mois, les incubés présentent à tour de rôle leur projet, son avancée, ses bifurcations, sous le regard bienveillant de leurs camarades de promo et d'une dizaine de professionnels du livre venus pour l'occasion. Si Alexis Imposti et Héléna Tavian cherchent encore un local à Mondeville, près de Caen, Léopoldine Raynal est en pleins travaux pour installer sa librairie-café de 150 m2, Les Bucoliques, dans une ancienne salle paroissiale au Tréport, tandis qu'Agathe Leballeur s'apprête à ouvrir Pagaille, une librairie jeunesse, dans un tiers-lieu rouennais. « Cela me semble essentiel d'être en dialogue avec les gens qui sont sur le territoire, mais aussi de garder en tête les enjeux des auteurs et des éditeurs une fois la librairie ouverte », explique Agathe Leballeur, qui prévoit d'ores et déjà d'accueillir dans sa librairie l'autrice et illustratrice Marine Duchet, elle aussi incubée.
Ateliers mixtes et jeu de rôle
« Ça nous a vraiment mis au défi de trouver des lignes directrices communes aux trois métiers, mais le pari est réussi », estime Françoise Geoffroy-Bernard, consultante chez Axiales, qui a suivi les jeunes maisons Édifice, Diamant ainsi que L'Escabeau. Au fil des six journées d'incubation, organisées alternativement à Caen et à Rouen, les neuf participants ont suivi un mentorat renforcé, entre des « ateliers métiers » et des « ateliers mixtes ».
Ainsi, la première journée leur a permis d'aborder collectivement les enjeux écologiques de la filière et les interactions au sein de la chaîne du livre, notamment lors d'un échange avec l'autrice Marie-Aude Murail, marraine de la promo. La seconde journée, elle, a été l'occasion d'un jeu de rôle pour aborder la notion de ligne éditoriale, les auteurs se mettant par exemple dans la peau des éditeurs ou des libraires.
D'un point de vue très pratique, la recherche de subventions et la communication ont aussi été abordées lors d'un temps partagé, quand d'autres moments étaient réservés aux seuls auteurs et éditeurs (sur le contrat d'édition, par exemple), ou bien aux éditeurs et aux libraires (relations avec la diffusion-distribution).
Quatrième dimension
« Ce parcours nous a permis de partager entre corps de métier, de réfléchir un peu plus grand pour affirmer ou pour bouger nos lignes, et de faire du commun sur des choses très concrètes », salue l'autrice Emmanuelle Tornero, qui travaille à un second roman après Une femme entre dans le champ (Zoé, 2024). Comme les deux autres auteurs accompagnés, Marine Duchet et Ugo Riou, elle a également bénéficié d'une résidence d'écriture d'un mois à l'Imec (Institut mémoires de l'édition contemporaine) et du mentorat de l'autrice Lucie Taïeb.
« Le fait qu'il y ait les auteurs et autrices dans le parcours permet de remettre la création au centre, tout en montrant qu'il y a des outils propres à chaque métier et d'autres transposables », indique Françoise Geoffroy-Bernard. Pour l'ensemble de l'opération, Normandie Livre & Lecture a déboursé 30 000 euros, aidée par la Direction générale des médias et des industries culturelles du ministère de la Culture (Dgmic) à hauteur de 10 000 euros par an pendant trois ans, dans le cadre d'un dispositif d'accompagnement à la professionnalisation.

« Pour la promotion à venir, on ne sait pas encore s'il y aura assez de libraires en cours de création à accompagner », indique Sophie Noël, directrice de l'agence régionale normande. « Dans un futur utopique, pourquoi ne pas inclure de jeunes manifestations littéraires ? Il n'y a pas plus interprofessionnel ! » suggère pour sa part Françoise Geoffroy-Bernard. « Ce serait un challenge supplémentaire mais aussi une quatrième dimension très intéressante », s'enthousiasme-t-elle.
En attendant, Page fait figure d'exception dans le paysage des incubateurs lancés par des agences régionales du livre et de la lecture (lire par ailleurs). Une raison de plus pour en suivre les prochains chapitres.